Photo : en rappel dans le couloir Pombie-Peyreget. Les deux Chantal et Christine.
Mardi et Mercredi, 1 et 2 Septembre 1964 – Ossau, voie des Vires.
L’Ossau se fâche pour de bon.
Participants : Chantal, Jean, Christine, Bernard et Chantal Borneuf.
Véhicule : Traction.
Grimper une voie de l’Ossau nous tentait tous les quatre, ainsi que Chantal
Borneuf, la sympathique sœur cadette de Bernard qui ne connaissait pas cette
montagne. Nous ne souhaitons pas faire l’aller-retour depuis Pau dans la
journée aussi décidons-nous d’aller camper à Pombie, ce qui sera beaucoup
plus agréable que de passer une nuit dans le bunker infect et surchauffé
qui servait en ce temps-là de refuge. [Nous ne sommes pas encore à l’ère
du Parc National totalitaire et punitif, on peut aller et venir et camper
comme on veut].
Une route sans histoire nous mène au parking du Brousset, au bord du torrent
éponyme. La montée à Pombie se fait tranquillement dans les immenses
prairies d’Aneu et le petit sentier en lacets qui monte au col de Pombie
(Col du Soum de Pombie d’après l’IGN). Notre train de sénateur est causé
par le poids des sacs contenant nos affaires de bivouac, les tentes, la
nourriture etc. Partir deux jours en autonomie est plus exigeant que d’aller
crasbuler au refuge en short avec un sac banane et trois tablettes de glucose
(le rêve d’Hervé), et chaussé de tennis ultra-légères [chose vue en 2005].
Au bord du charmant petit lac de Pombie en forme de cœur nous montons
un adorable camp composé de deux tentes, une blanche et une bleue.
Il fait beau, quelques éclairs lointains nous confirment que nous
sommes encore en été. Nous terminons la paisible soirée autour d’un
petit feu de sarments de rhododendrons morts… que la montagne est belle !
A deux dans notre micro-tente, Chantal et moi, nous sommes comme des
rois. Mais il fait presque trop chaud et nous avons du mal à nous
endormir. A peine avons-nous fermé l’œil pour de bon qu’un grondement
d’apocalypse suivi d’explosions éparses nous réveille en sursaut.
L’Ossau s’écroule ? La grande montagne se délabre pour devenir un
jour une pénéplaine comme nous l’avons appris sur les bancs de l’école ?
Ce coup de semonce est suivi de quelques répliques. Cette nature si
calme et si belle d’hier soir prend un tour qui ne laisse pas de nous
inquiéter, voire plus. Mauvais présage ?
[L’Ossau est prodigue en chutes de pierre. Ses énormes pierriers de
base en témoignent. Ses chutes de pierres se sont produites de tout
temps, font partie du décor et elles ont fait des victimes. En parcourant
la face Nord pour la première fois mon père Robert a failli être emporté
par une cavalerie de blocs en furie qui dévalaient le couloir qu’il
s’apprêtait à traverser (voir Pic d’Ossau page 101). Plus tard il
perdit un ami, Robert de Villeneuve, frappé par une pierre. François
et moi avons manqué être écrasés par un énorme bloc tombant du haut
des faces Nord du petit Pic, ou encore Michel Podevin et moi au Doigt
de Pombie avons subi plusieurs attaques du géant. Et plus récemment
des itinéraires d’escalade de la Pointe Jean-Santé ont été complètement
modifiés par des éboulements importants Le terme d’érosion n’est pas
un vain mot ici. Nous la voyons à l’œuvre en direct. Mon père se
posait souvent la question de savoir si, au cours d’une vie d’homme,
on pouvait voir les montagnes changer…].
Toujours est-il que le sommeil s’installe vraiment lorsqu’il est
l’heure de se lever.
Départ du camp à 7h40. Quelques cirrus circulent dans le ciel mais
ne nous inquiètent pas. Nous verrons bien. L’attaque de la voie des
Vires est vite atteinte et deux cordées se forment. Chantal et moi,
et les trois autres. Chantal grimpe bien. Son doigt opéré, toujours
tenu par une attelle, ne la gène pas trop. Les longueurs se succèdent
sans à-coups. Nous traversons la plateforme des accidentés de 1960 de
triste mémoire – de la mienne en tout cas, songeant qu’eux aussi ont
été victimes d’un bloc instable qui avait bien caché son jeu - puis
le Pentagone au-dessus du Cirque Gris et le ressaut sous le sommet de
la Pointe Jean-Santé. Tout ça en deux heures de grimpe tranquille
jusqu’au sommet. Il fait beau, tout va bien. Un bon casse-croûte est le bienvenu.
Un vent frais qui tounicote autour du sommet de la Pointe Jean-Santé
ne nous incite pas à nous éterniser sur elle. Au-dessus de nous la
Pointe d’Aragon, but de la seconde partie de notre ascension est
illuminée par le soleil qui met en valeur son teint cuivré de vieille
Pointe qui en a vu d’autres. Alors que nous sommes prêts à partir des
bruits caractéristiques de chute de pierres nous font lever la tête.
Nous observons une escadrille de blocs qui volent au-dessus du couloir
Sanchette et créent des impacts exactement sur l’itinéraire où nous
aurions pu nous trouver en ce moment. Ils sont ensuite avalés par
le couloir Pombie-Suzon, dans un dernier et sourd grondement
qui s’en va décroissant.
Très pâles nous nous regardons sans rien dire. A quoi tient la vie,
le destin. A quelques minutes de plus ou de moins, un hasard de rien du
tout. Mauvais endroit, mauvais moment. C’est Chantal qui encaisse le plus,
victime elle aussi d’une chute de pierre quelques mois plus tôt.
Mais ce n’est pas tout, le meilleur est à venir, et plutôt rapidement.
Quelques secondes après la charge préliminaire des blocs désordonnés
canardant en tous sens, nous n’en croyons pas nos yeux, pensant être
victimes d’une hallucination provoquée par l’émotion d’une mort ratée
de peu. Quelque chose d’énorme est en train de se détacher de la Pointe
d’Aragon et bascule lentement sur nous – c’est du moins notre impression.
Mais où courir pour se mettre à l’abri sur la minuscule surface de
la pointe Jean-Santé ? Nous avons, par le plus grand des hasards
échappé à la première chute de pierres, à quelques minutes près.
Cette fois-ci nous sommes carrément visés. Notre vie se joue à
quelques secondes cette fois, nous qui sommesas paralysés par la
terreur sur notre petite pointe dérisoire.
L’énorme bloc, une petite maison, bascule sans bruit dans le vide,
déchire l’air à grands fracas dans un vombrissement d'Apocalypse et
il paraît de plus en plus gros à mesure qu’il se rapproche.
Sous nos yeux médusés, il pulvérise une plate-forme juste en face de
nous et voisine du couloir Sanchette dans un bruit assourdissant et
au milieu d’un nuages de fumées rousses. Plate-forme de notre prochain
relais ? Allez savoir. Dans le choc le bloc-petite maison a donné naissance
à des blocs moins énormes qui vont rejoindre les débris de la plate-forme
dans la gueule ouverte du sinistre couloir Pombie-Suzon, en lançant à
tous les échos un puissant grondement de tonnerre amplifié par l’écho.
Voilà un couloir que je n’irai jamais grimper ! Une vraie poubelle
à ciel ouvert ! Et dans l’immédiat adieu couloir Sanchette !
Toujours sous le coup des frissons qui nous parcourent encore l’échine,
la gorge sèche et le cœur battant, mais heureux de nous en être sortis
vivants, nous rayons la Pointe d’Aragon de nos projets immédiats. Le
plus urgent pour nous est de quitter cette montagne mortifère qui donne
l’impression de nous en vouloir. Heureusement qu’elle vise mal ! Chantal
est affolée par ce qu’elle a vu, et quant aux autres ils serrent les
fesses sans demander leur reste. Refaire la voie des Vires à la descente
nous paraît compliqué et long. Nous optons pour la descente en rappel
du couloir Pombie-Peyreget. Nous sommes équipés et techniquement c’est faisable.
Mais faire descendre cinq personnes par trois rappels nous prend
cinq heures ! La voie des Vires était peut-être préférable. Les cordes
du dernier rappel se bloquent et je dois remonter la longueur pour les dégager.
Quel soulagement lorsque tout le monde prend pied sain et sauf dans
la Grande Raillère. Pour Christine cette expédition était un peu
trop « Banzaï » ! A tout le moins… Pour une fois nous sommes d’accord.
Pour nous remettre nous préparons un bon serpolet au camp avant de
démonter les tentes. Nous rejoignons Aneu, noyé de brumes, à la nuit tombée.
NB - On peut se demander si le très grave accident de juillet 1960
(voir plus haut) serait lié à un phénomène de cet ordre. Un gros bloc
apparemment innamovible a été utilisé pour "sécuriser" le relais et
s'est détaché de la paroi à la première sollicitation.
Le vacarme entendu à Pombie plaiderait pour cette hypothèse.
Contrairement à ce que l'on a pu penser ce n'est pas en faisant un
rappel que l'accident est survenu mais plutôt lors de l'escalade
de la jeune étudiante, le troisième équipier attendant sur la plate-
formr et qui a vu ses deux amis s'écraser près de lui.