En vélo à la mer - Premières étapes
Depuis la mémorable virée de mars avec mon ami Gérard (voir plus haut)
nous avions entretenu la forme par d'autres balades moins spectaculaires
mais presque aussi exigeantes tel ce joli circuit parcouru le samedi
18 mai 1956 entre Béarn et Pays Basque sur plus de 130 km.
Gérard adhéra tout de suite au projet que j'avais élaboré et qui m'avait
fait bien rêver : partir en autonomie complète par le Pays Basque jusqu
'à Saint-Jean-de-Luz et Hendaye pour y séjourner plusieurs jours. Nous
aurions l'océan pour nous tout seuls, et peut-être une petite Maya pensai
-je en moi-même. Nous avions convenu de la semaine du 6 au 11 août 1956,
période disponible pour nous deux, les "grandes vacances" ne nous rendant
pas finalement aussi disponibles que nous l'aurions souhaité. Sans trop
le réaliser nous en étions déjà à régler notre vie selon un agenda.
Je n'aimais pas cette idée.
Puis les choses se corsèrent. Il fallut convaincre les parents de Gérard
de laisser partir leur fils unique à l'aventure avec quelqu'un d'aussi
jeune que lui. Le problème se posa avec moins d'acuité dans ma famille,
et ce sont mes parents qui calmèrent les appréhensions somme toute légitimes
des parents de Gérard. La confiance que mon père m'accorda à cette occasion
me toucha beaucoup, car je ne m'y attendais pas. C'est ainsi que le petit
d'homme acquiert de l'assurance, gage de liberté.
Mais cette liberté accordée n'était pas sans contrepartie. Les familles
acceptaient de nous voir partir seuls, soit, mais elles souhaitaient garder
le contact. Nous, qui nous imaginions partir à l'aventure en coupant
totalement les ponts, ressentîmes comme une ombre passer sur l'idée de notre
entreprise. Les recommandations et les injonctions pleuvaient : pas trop
de km chaque jour, ne roulez pas la nuit, demandez toujours l'autorisation
avant de poser votre tente, installez-vous près des maisons et surtout
téléphonez-nous tous les jours vers 17 heures pour nous donner des nouvelles.
Quel programme, que de soucis ! Comme s'il ne suffisait pas de pédaler tant
que nous en avions envie, se poser où nous voulions et bailler aux corneilles
au lieu de chercher un bureau de poste ouvert. Car téléphoner à cette époque
était loin d'être simple et en voyage ce n'était possible qu'après avoir fait
la queue dans un bureau PTT et par l'intermédiaire d'un ou d'une standardiste
aux heures d'ouverture. Question de vie ou de mort (des parents), je devais
donc appeler chaque jour le 43 67 à Pau. "La" standardiste n'avait pas bonne
réputation. Ne disait-on pas que "qui n'a pas connu l'angoisse dans les années
1950 d'affronter une standardiste dans l'espoir d'obtenir une ligne ne sait
rien du vrai courage..." (Suzanne Gervais). J'ai quant à moi le souvenir très
net de jeunes filles girondes qui manipulaient avec dextérité et rapidité
combinés et fiches et expédiaient les clients énervés vers de petites cabines.
Le 22 à Asnières… Ces jolies personnes m'apparaissaient comme un prolongement
de leurs appareils et réduites à une fonction mécanique palliant les insuffisances
d'une technologie rudimentaire. Cela provoquait en moi un fort sentiment
d'injustice et j'éprouvais un curieux mélange d'apitoiement et de frayeur
devant ce travail d'esclave que ma morale personnelle réprouvait avec conviction.
Comment la société à laquelle j'appartenais pouvait-elle inventer un pareil
travail ? Je les imaginais passant leur vie assise à ce misérable poste de
travail, alors que ce devait être certainement de jeunes étudiantes bien
contentes d'avoir trouvé un job pour l'été. Voilà l'explication que je me
trouve aujourd'hui et qui me rassure (enfin !). Explication d'adulte maître
des choses. Mais un enfant ? Tout lui saute à la figure brutalement et au
premier degré. Il y a tout un contexte qu'il ignore. A cinq ans, lorsque
j'accompagnais ma mère aux halles de Pau j'étais malheureux et presque
angoissé de voir tous ces marchands derrière leur comptoir, pensant qu'ils
y passaient leur vie car selon moi ils ne pouvaient pas en sortir. Mais
d'ailleurs, contexte ou pas, comptoir ou pas ne sommes-nous pas tous plus
ou moins bridés dans nos libertés ?
Lundi 6 août. Nous passons la journée à tout mettre au point : vélos
impeccables, nettoyés, graissés, porte-bagages renforcés et une "http://www.pbase.
com/jmollivier/image/159042841" title="vignette" target="_blank">vignette
fiscale à jour ; une tente issue des surplus américains des années 40 dont je me
rappelle encore l'odeur suave de plastique synonyme d'aventure, un duvet
pour chacun, quelques affaires de rechange en cas de pluie mais rien comme
matériel de cuisine, aussi élémentaire soit-il, à part une gourde d'aluminium
d'un demi-litre pour chacun, généralement fixée sur le vélo. Là, par
crainte du poids nous avons péché par manque d'expérience. Toujours manger
froid n'est pas bon, ni pour l'organisme ni pour le mental, surtout pour
commencer la journée. Et la faible autonomie en eau de nos misérables
gourdes risquait de s'avérer un vrai handicap. Mais nous calquions
maladroitement cette virée de plusieurs jours sur celles que nous avions
l'habitude de pratiquer et qui se déroulaient sur une seule journée.
Mardi après-midi, en avant ! Nous ne reconnaissons plus nos vélos chargés
comme des baudets malgré les restrictions draconiennes de matériel. Tout ce
poids sur l'arrière allège le guidon et fait tanguer l'équipage dans les
virages. Gare ! C'est une découverte pour nous. Il va falloir nous y
habituer, et les moyennes vont
s'en ressentir.
Mais peu importe, nous décollons enfin et nous envolons vers des cieux et
des rivages que notre imagination pare de toutes les vertus supposées d
e l'aventure. Cap sur Oloron, atteint tranquillement à l'heure du goûter.
Cette fois-ci, foin d'Estialescq et de sa pittoresque et accidentée route
touristique. Nous gagnons ensuite Mauléon en passant par la petite route
de Barcus. Nous nous sentons déjà loin de chez nous et décidons de
target="_blank">poser la tente américaine quelques kilomètres plus
loin entre
Garindein et Musculdy, nous réservant le col d'Osquich pour le lendemain.
Le pays est civilisé, cultivé et clôturé. Et lorsque nous avons
trouvé le champ qui nous convient il ne nous reste plus qu'à
dénicher le propriétaire. L'idée des parents n'était donc pas
si mauvaise, car nous n'étions pas prêts à nous faire chasser
à coups de fusil au milieu de la nuit ! C'est du moins ce que
nous pensions, ce qui n'était pas bien correct de prêter de telles
intentions aux habitants des lieux. De toutes façons nous ne voulions
pas qu'on nous prenne pour des vagabonds sans famille.
D'une ferme à l'autre nous finissons par rencontrer le propriétaire
du champ, lequel nous accorde sans barguigner le moins du monde
l'autorisation de planter notre minuscule abri sur l'herbe rase qui
a déjà fourni le regain de l'été. Le temps est couvert mais il ne
pleut pas, et l'air embaume de senteurs, mélange d'herbe humide et de
champignon. Venu de loin le cri modulé d'un coucou ponctue le silence
de la forêt profonde qui
nous entoure, un âne braie dans une ferme, quelques grillons poussent
leur dernier grigri avant la nuit…
Assis en tailleur devant l'entrée de la tente, nous passons la soirée,
Gérard et moi à savourer ces instants de liberté pure. Pure parce
qu'entravée par aucune des obligations habituelles liées soit à la
vie familiale, soit à l'école ou tout autre organisme planificateur.
Le programme c'est nous qui le fixons, le changeons si bon nous semble.
Oui, déjà ce soir il a fallu appeler depuis Mauléon, donc "d'autres"
savent approximativement où nous nous trouvons, mais après tout nous
disons-nous, rien ne nous aurait empêchés de rouler jusqu'à la nuit et
même au-delà en enfreignant la promesse. C'est nous qui avons décidé
d'arrêter ici !
Notre vie ordinaire à la ville, vue d'ici, prend une tout autre allure
et semble être celle de personnes étrangères, et non pas de nous-mêmes.
Nous évoquons le collège, nos études, nos vacances en famille, nos
familles. Le BEPC, petit galop d'essai avant le bac, fut passé avec
succès
en début d'été, puis les vacances familiales où la discipline le dispute…
aux disputes des parents (du moins en ce qui me concerne), les projets
pour
l'année prochaine. Et puis après …. grand flou, incertitude totale. Nous
manquons l'un et l'autre de "données" pour savoir ce que nous ferons plus
tard, quand nous serons "grands". Nous ne sommes pas encore certains de
devenir
"grands". De toutes façons cette perspectives et tout ce qui s'y rattache
ne nous réjouit guère : travail, famille… Nous nous demandons à quoi
cela sert.
Nous n'en éprouvons pas pour l'instant la nécessité. Petite Maya
occupe un
instant mon esprit, mais je la garde pour moi, en égoïste prudent que
je suis.
Sur ces vastes pensées philosophiques, nous nous glissons dans la petite
tente,
la gourde à proximité de ce qui nous sert d'oreiller, en espérant
néanmoins
qu'aucune vache ne viendra nous piétiner, qu'aucun voleur ne prendra nos
précieux vélos, qu'aucun assassin ne rôde dans les parages… En ce début
de nuit, nous réalisons vaguement que la contrepartie de notre liberté,
hors
de la bulle familiale, est l'acceptation d'une certaine exposition aux
périls de la vie. Nous n'y avions pas encore pensé.
Mais à cet âge on dort bien et il fait jour depuis longtemps lorsque
nous
nous réveillons. Petite parenthèse : nous n'avons pas de montre, c'est
trop
précieux et fragile. Nous avons naïvement compté sur le soleil
pour nous
renseigner, ainsi que sur les clochers des églises lorsque nous circulons.
Or depuis deux jours le ciel est nuageux. Et nous avons prévu un repas dans
un restaurant de Saint-Jean-Pied-de-Port aux environs de midi pour compenser
le petit déjeuner frugal.
Après avoir plié bagages nous nous attaquons au col d'Osquich, obstacle
insignifiant pour les cyclotouristes d'aujourd'hui, obstacle impressionnant
pour nos petits vélos sans dérailleur au porte-bagage chargé. Mais tout
se passe bien et la descente jusqu'à Larceveau est un régal. Nous sommes
néanmoins étonnés de l'importance de la circulation automobile, déjà, en 1956 !
La route jusqu'à Saint-Jean-Pied-de-Port est une simple formalité, et nous
constatons avec plaisir que nous avons atteint le but fixé dans les temps,
c'est à dire aux environs de midi, ce qui est parfait pour occuper une table
dans un restaurant. Et voilà, nous nous comportons déjà en bourgeois :
planning, agenda, rendez-vous, restaurant. C'en est trop !
J'ai beau creuser dans ma mémoire, ce repas dans un restaurant de St Jean
ne m'aura pas laissé un souvenir inoubliable. Nous étions attablés
à l'intérieur, donc enfermés, et je pouvais voir passer les voitures
tout près des fenêtres. Le repas aura cependant eu le mérite d'être plus
substantiel que les petits casse-croûtes que nous grignotions au bord
de la route. J'accélère le mouvement : ce soir il faut se baigner dans la mer !
Nous filons bon train sur route de Cambo en longeant la Nive. Le parcours
n'est pas difficile et il nous tarde d'arriver pour concrétiser cette
histoire d'aller "en vélo à la mer". Nous sommes sur un petit nuage.
Rien ne peut plus nous arrêter. Euh…….
Nous avions déjà parcouru une vingtaine de kilomètres depuis Saint-
Jean-Pied-de-Port, que, sur une ligne droite légèrement montante,
il me semble entendre un bruit en provenance du vélo. Comme un petit
frottement insidieux. Imagination ou réalité ? Le sac de montagne
a-t-il glissé sur le porte-bagage ? Dans cette hypothèse il est
préférable de vérifier. Je fais un signe à Gérard et nous nous arrêtons.
Prudemment nous nous rangeons à gauche, contre un talus qui fait
office de bas-côté.
Alors que je m'apprête à examiner l'attelage un bruit d'avertisseur
me fait lever la tête. Un bus en provenance de Saint-Jean-Pied-de-Port
va croiser une Traction lancée à toute allure. C'est elle qui tutte.
J'ai juste le temps de sauter sur le talus, heureusement pas trop haut;
que le vélo m'est arraché des mains et est projeté dans un champ en
contrebas ainsi que le sac qui manque de rouler dans la Nive. En vélo
à la mer c'est fini.
Gérard qui a été épargné cherche à relever le numéro de la Citroën.
De mon côté, passé la stupéfaction, le dépit et les regrets je réalise
que j'ai eu une cha
nce inouïe. Pas une égratignure ! Si j'étais resté auprès du vélo j'aurais
eu droit aux faits divers - les chiens écrasés - l'hôpital ou la morgue.
Finalement la voiture tamponneuse et le bus s'arrêtent. Le conducteur
fou nous laisse les coordonnées de son assurance et poursuit sa route
sans plus s'occuper de nous. Ce genre d'attitude nous mit le doigt sur
la dureté que le monde peut parfois réserver. Nous n'étions rien qu'un
obstacle gênant sur la route. Et puis c'est pas grave, je suis assuré.
Heureusement le chauffeur du bus, qui n'avait rien à se reprocher et qui
allait dans la même direction que nous avec ses voyageurs nous aida
à remonter le vélo massacré et les affaires, les installa dans le bus,
nous transporta gentiment et gratuitement jusqu'à Saint-Jean-de-Luz. Il
nous déposa devant l'échoppe d'un réparateur de cycles auquel il expliqua
notre cas et négocia la réparation de notre bécane éclopée pour que
nous n'ayons rien à débourser. Un père pour nous. Que nous ne savions
comment remercier. Le monde est ainsi fait, dure leçon : un sale con
d'un côté, un brave homme compréhensif de l'autre.
Nous ne nous en sortions pas trop mal, mais nous étions quand même
abattus. A pied ce n'était plus pareil. Les distances devenaient
importantes et notre périple projeté sur la côte basque en prenait
un sacré coup. Nous avions perdu nos ailes, et étions prêts à dire
"pouce, on joue plus". Que faire ? Le réparateur nous avait promis
de faire le plus vite possible mais réclamait quelques jours, le
temps de se procurer les pièces de rechange.
On (les parents) nous avait interdit de faire de l'auto-stop,
et nous suivions la consigne. A pied, perdus dans toute cette
urbanisation il ne nous restait plus qu'à trouver un terrain
de camping, au moins pour ce premier soir, sans oublier la visite
aux PTT avant qu'ils ne ferment. Le bureau de poste de Saint-
Jean et ses jeunes téléphonistes féminines enchaînées à leurs
combinés…Nous signalons simplement que nous sommes "bien" arrivés
à Saint-Jean, sans préciser comment pour n'inquiéter personne et
ne pas déclencher des caravanes de secours !
Sacs au dos nous voilà clopinant tristement dans la cité balnéaire
peuplée d'estivants heureux d'être en vacances. Nous sommes un
peu accablés par le mauvais coup du sort qui nous frappe et le
moral n'y est pas. Après cette journée éprouvante s'éloigner dans
la campagne pour planter la tente est au-dessus de nos forces.
Nous recherchons un camping à la périphérie de la ville et le
trouvons facilement. C'est un village de toile, car à cette époque
les caravanes et autres camping-cars n'existaient pas. Notre minuscule
tente verte se remarque à peine au milieu des grandes "canadiennes" à auvent.
Nous n'avons même pas eu envie d'aller voir la mer. Nous no
isolons dans notre abri avant même que la nuit ne tombe et essayons
d'établir un plan d'action pour les jours à venir sans vélo.
Le repas du soir est des plus frugal, n'ayant pas eu le temps
et l'envie de faire des courses. Le sol de terre sèche criblée
de cailloux est dur, il y a du bruit "dehors"… voilà le charme
des campings organisés. La nuit n'est pas excellente. Rien à voir
avec la nuit précédente dans le champ moelleux et accueillant en
bordure d'un bois odorant, au seuil d'une belle aventure
Nous sommes réveillés de bonne heure par les campeurs qui déjeunent
avec tout le confort : table et chaises, des couverts, abrités du
vent par l'auvent de leur tente. Nous en ferions presque un complexe
nous qui rampons dans la poussière en sortant de notre tente-cercueil
par un boyau étroit, complexe renforcé par nos estomacs à jeun. Nous
décidons de lever le camp sur le champ. Les familles compatissantes
veulent nous offrir un petit déjeuner et bêtement nous refusons, car
cela aussi c'était dans le contrat. Ne rien accepter de personne.
Nous nous demandons bien comment ils auraient pu nous empoisonner,
car nous n'imaginions pas autre chose. Mais la parole donnée est
sacrée. En fait nous étions toujours prisonniers de nos familles,
des fils solides nous retenaient à elles et leur éducation. Nous n
'avions qu'une apparence de liberté car dans nos têtes nous étions
toujours avec elles. Avec tous ces principes (idiots ?) nous étions
isolés et ne risquions pas de faire connaissance avec qui que ce
soit. Nous aurions pu donner à nos vacances "sauvages" un tour bien
différent de ce que nous avions projeté au départ. Question d'éducation.
Empêtrés dans nos contradictions – nous aurions bien apprécié un petit
déjeuner chaud et la compagnie d'une famille (tiens tiens…), mais nous
ne voulions pas déroger à nos promesses.
C'est un fait, coupés dans notre élan et nos projets, avec des moyens
matériels limités et le moral dans les chaussettes, nous n'avons pas
su nous adapter, exploiter la situation nouvelle à notre profit. Nous
partons donc sans conviction à la recherche de la plage en laissant de
côté le port de pêcheurs, après avoir acheté quelques provisions.
Petit à petit la belle aventure se flétrit. Nous n'osons pas encore dire
que nous serions mieux chez nous, mais c'est juste. Nous ne sommes pas
encore assez aguerris, et surtout très contrariés. Après avoir traversé
Ciboure nous échouons sur la plage de Socoa. Pendant que l'un se baigne,
l'autre garde les sacs. Je regarde les familles en train de barboter. Oui,
dans ces cas-là on est mieux en famille, quoiqu'en pensent les gamins
qui sont en train de se faire vertement gourmander par leur mère criarde.
Mieux en famille, d'accord, mais ce n'est pas notre choix.
La formalité de la trempette terminée nous allons explorer la Corniche
basque au bord de la route de Hendaye pour poser la tente. Un coin d'herbe
accueille notre abri. A notre avis cet endroit n'appartient à personne,
donc pas la peine de chercher un propriétaire pour obtenir la permission.
Les vagues qui cogne
nt les falaises en contrebas interdisent la baignade. Tout cela est beau
mais pas bien pratique. Le temps est toujours nuageux, un peu gris et nous
n'avons pas droit au coucher de soleil de carte postale. Il nous tarde que
le vélo soit réparé. Demain soir en principe.
Avec notre idée de camping sauvage nous sommes loin de tout point d'eau,
et de toute source de nourriture. Il nous reste quelques reliefs à grignoter,
mais un problème se pose avec l'eau justement et les deux petites gourdes
d'un demi-litre chacune : elles doivent suffire pour le repas du soir et
le petit déjeuner du lendemain. Interdit d'avoir soif la nuit. Mais c'est
impossible et à tour de rôle l'un surprend l'autre à téter la gourde rescapée.
Régime sec donc pour le petit déjeuner et des disputes à la clé. Cela se
répétera les deux nuits passées sur la corniche.
Nous sommes donc vendredi et voilà bientôt quatre jours que nous nous
sommes élancés sur la route. Pour nous c'est une éternité. Nous sommes
pris entre le désir de rentrer et celui de poursuivre la balade une fois
le vélo récupéré. Mais malgré les frais microscopiques engagés dans cette
aventure nous n'avons plus le sou, et puis, toujours les promesses, il
était entendu que nous rentrerions en fin de semaine.
Nous n'avons pas le choix. Toujours ces fils à la patte. Et les choix,
il arrive aussi qu'on nous impose d'en faire un. Nous en parlons assis
au bord de la falaise en regardant les mouettes jouer dans les
courants d'air. Nous poursuivons la conversation commencée le premier
soir, près de Mauléon. Pour la prochaine année scolaire il faut savoir
si l'on s'oriente sciences ou lettres, à défaut de choisir un métier.
Cela semble pour nous la mise sur des rails et une autre forme d'enfermement.
On a parfaitement conscience à 14 ans du principe du hameçon. Il sera vite
arrivé le temps de ne plus avoir la liberté de faire machine arrière.
Tu es matheux ou littéraire ? Quels sont tes goûts ? Que veux-tu faire plus
tard ? Quelle perplexité dans nos âmes pétries d'interrogations. Comme
j'enviais le jeune garçon poupin et plein d'assurance de la colonie de Mouriscot
qui nous répétait avant chaque sieste que "plus tard je serai motard"
! L'est-il devenu ? Les sciences m'attiraient, et qui dit sciences dit
maths. Pendant des année au collège j'avais mal digéré l'enseignement
décousu, anarchique et dépourvu d'intérêt du même prof de maths, l'abbé
Bourdet si mes souvenirs sont bons. Une pipe notoire et colérique qui nous
a déglingué les belles mathématiques de la sixième à la quatrième. Un prof
aux emportements légendaires, qui enseignait au plus froid de l'hiver avec
les fenêtres ouvertes et interdiction aux élèves de porter autre chose qu'un
tablier gris, afin de rester éveillés ! Un prof qui pensait faire entrer
les mathématiques dans la tête des potaches en leur écrasant le chiffon à
craie sur la figure, parce qu'ils ne comprenaient pas ses explications
abscondes. Heureusement "Biban" est arrivé. Avec ses grandes mains, sa
Rosalie (une baguette de bambou flexible) mais aussi sa bonhomie et un
sens certain de l'enseignement des mathématiques, cet abbé, préfet de
discipline à ses heures, rendit, pour nous, ses titres de noblesse à
cette science faite d'ordre et de rigueur. Associée à l'enseignement
général dispensé par le fulgurant abbé Duvergé et même aussi à l'abbé
Sore qui nous initia aux Sciences et me communiqua un goût immodéré
pour la Chimie, il fit de cette année de Troisième une année de
rêve qui donnait envie de rester écolier toute sa vie. En Troisième évidemment !
Mais nous savions que demain serait différent, qu'une année scolaire
chasse l'autre et cela ne nous déplaisait pas non plus. On progresse,
on grandit, il n'y a pas deux années identiques. Alors qu'un métier…
L'idée que nous nous en faisions était qu'avoir un métier était
équivalent à redoubler éternellement la même classe, année après année,
enfermés que nous serions, pensions-nous, dans une sorte de cage
à écureuil. Angoissant, terrifiant même !
Nous savions que nous y allions mais nous espérions inconsciemment
ne jamais y arriver !
En attendant nous laissons là tente et affaires et partons, légers,
récupérer les vélos à Saint-Jean-de-Luz. Le réparateur cycliste a
tenu parole, mon fier destrier est réparé et entièrement révisé. Quelle émotion !
Rentrerons–nous en un ou deux jours ? L'ambiance n'est plus à la flânerie.
C'est fini pour la visite de la côte, donc rentrons directement !
Nous avons l'impression de revivre, le lendemain matin, après une
deuxième nuit en haut des falaises, bercés par le ressac, terrassés
par la pépie, et heureux de bouger. Les sacs sont arrimés solidement
sur les vélos. En guise de viatique un quignon de pain et un bout de
saucisson sont coincés sous un tendeur. Nous partons sans déjeuner,
nous réservant un arrêt près d'un point d'eau.
Le temps est toujours gris, pas trop chaud, la circulation raisonnable.
Nous savons que nous avons près de 140 km à avaler mais cela ne nous effraie pas.
Cette fois pas de fantaisie par le Pays Basque, la route la plus
directe pour retrouver le Béarn !
Il me reste de cette journée le souvenir d'une pédalée frénétique
avec des arrêts réduits au minimum. Facile jusqu'à Bayonne, la route
ondule un peu ensuite. La route de la mer, prise à l'envers…Est-ce
une fuite ou une course éperdue vers la maison ? Nous étions-nous rendus
compte que la belle insouciance de la jeunesse s'était un peu émoussée
à l'épreuve des faits lorsque nous étions livrés à nous-mêmes ? Bonne
leçon néanmoins, leçon de vie, mais pas tranche de vacances !
Les parents de Gérard, quelque peu anxieux malgré les coups de téléphone
scrupuleusement quotidiens sont venus à notre rencontre en voiture,
et nous nous arrêtons un moment avec eux entre Puyoo et Orthez pour
boire une limonade et grignoter. Ils nous proposent d'embarquer les
vélos et de nous ramener en voiture. Avons-nous l'air si fatigués ? Ce
n'est pas la vraie raison, quoique. Ils n'en reviennent pas que leur
"petit" ait pu à la fois se débrouiller tout seul loin de chez eux et
parcourir tant de km sur sa mauvaise bicyclette. Ils aimeraient bien
nous garder près d'eux, sous leur aile et se faire raconter tranquillement
pendant le retour les péripéties de notre voyage.
Mais nous, affreux garnements, nous tenons à boucler la boucle par nos
propres moyens, et ne rien devoir à personne, na ! De quoi aurions-nous
l'air, nous les aventuriers d'"En vélo à la mer", d'être transportés comme
le sont les enfants propres et disciplinés, voire soumis, des bourgeois
de la ville ? Et qu'aurions-nous alors ressenti, déjà réintégrés
dans un carcan familial ?
En passant à Lacq, qui dispense déjà ses odeurs caractéristiques,
je me remémore les paroles prémonitoires de mon père qui estimait qu'il y
avait là un gisement non seulement de gaz, mais aussi d'emplois, l'occasion
de rester dans la région le jour où il faudra travailler. Cela restait un
peu abstrait pour moi, d'autant que ces fumées noires et ces miasmes
nauséabonds n'étaient vraiment pas faits pour séduire le futur travailleur.
Fuyons !!… Mais comme un nœud au mouchoir, pour s'en rappeler le moment venu,
le soupçon ou l'intuition d'un futur possible s'était néanmoins glissé
entre mes neurones…
Nous nous séparons, Gérard et moi, devant le portail de notre collège.
Ce fut notre dernière balade ensemble.