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Années 40 Jean Bordenave

1950 et 1955-Chronique de deux expéditions au Rocher d'Aran

Vallée d'Ossau - Pyrenees

Photo-Le Rocher d'Aran par Jean Bordenave.

Dans les années 1950 (et peut-être avant) Mam avait coutume de fleurir tous les ans la tombe de son amie Lisette Laborde qui s’était tuée lors de l’ascension du pic d’Aratille. Elle confectionnait pour cela une croix couverte de fleurs d’edelweiss, fleurs récoltées au mois de juillet dans la région du Rocher d’Aran. En ces temps reculés cette plante y poussait abondamment et était d’un accès relativement aisé. Il me reste en mémoire deux expéditions-edelweiss avec Mam.

Balade historique au Rocher d’Aran avec Mam (1949 ou 1950)

Pour l’une des expéditions, qui reste pour moi la plus poétique, Mam ne trouva personne pour l’accompagner faire sa cueillette annuelle hormis mézigue, 8 ans, tout heureux de me rendre utile et surtout d’être enfin seul avec ma mère, enfin débarrassé de mes insupportables frère et sœurs (de mon point de vue de l’époque). Cette petite expédition se répartit sur deux jours et prit dans mon esprit une ampleur considérable. Mam ne possédant pas de voiture elle devra se débrouiller avec les moyens du bord.
Il faut tout d’abord quitter le domicile familial, la Petite Maison comme nous l’appelions, située au Nord de Pau, sac au dos et bâton de berger en main (une habitude prise à Cancéru pendant les vacances d’été 1948, voir Vignemale sur pbase) et traverser Pau sur plusieurs km pour gagner la gare SNCF dans la partie basse de la ville (en bus ou à pied, aucun souvenir). Après l’achat de billets nous embarquons dans le petit train qui nous conduit tranquillement au village de Bielle en passant par Gan, Buzy, Arudy et Izeste-Louvie-Juzon. [En ce temps-là le train circulait entre Pau et Laruns]. C’est la première fois que je monte dans un train et je trouve cela formidable. Quelle aventure !
De Bielle nous montons à pied jusqu’à Bilhères-en-Ossau. Là, Mam se procure une clé qui va nous permettre d’ouvrir la porte d’une grange située sur le plateau du Bénou et d’y passer la nuit. L’aventure se corse. Plateau du Bénou c’est où ? Et si nous ne trouvons pas la grange ? Et si ce n’est pas la bonne clé ? C’est moi qui m’inquiète, Mam restant impassible, sûre d’elle et pleine d’optimisme. Je ressens confusément qu’elle est heureuse d’avoir son Chatou pour elle toute seule et dont elle se sent cruellement séparée depuis la naissance des autres pingouins.
Malgré mes inquiétudes nous trouvons la grange sans coup férir, évidemment. C’est la dernière du plateau du Bénou, vers l’Ouest, au bout de la piste sommaire qui s’arrête un peu plus haut au niveau d’une ancienne carrière de marbre (aucune route ne desservait le col de Marie-Blanque en ces années-là).
Cabane du bout du monde pour moi. Quelle tranquillité ! Car en ce temps-là je dormais dans la même chambre que mes trois frère et sœurs jamais en panne de reniflements, ronflements et autres cris divers en plein milieu de la nuit. Ici, en ces lieux exotiques pour moi et dans cette cabane devenue notre maison nous partageons notre petit repas du soir, simple mais tellement meilleur qu’à la maison.
De quoi avons-nous parlé ce soir-là ? De banalités sans doute, de choses qui paraissent importantes à un petit garçon de 8 ans. Un chose est certaine, il n’a pas évoqué la Petite Maison et ses habitants. Vivant l’instant présent sur le lieu présent, tout ce qu’il avait abandonné ce matin n’existait plus pour lui. Curieux, peut-être a-t-il posé une question sur la finalité de cette cueillette qui paraît si importante à sa mère ? A 8 ans je savais déjà depuis longtemps qu’on peut se tuer en montagne…
Puis dodo dans le foin de l’année à la bonne odeur d’herbe sèche, moelleux à souhait. Quel plaisir et quel sommeil profond après toutes ces émotions de la journée. Demain sera un autre jour, ça ne m’inquiète pas. Je suis heureux de dormir à côté de ma maman.
Lever matinal, car aujourd’hui nous devons monter vers le Rocher d’Aran, effectuer la cueillette et redescendre à Bielle suffisamment tôt pour ne pas rater le train du soir qui retourne à Pau.
La marche en montagne nous connaissions bien, ma maman et moi. Au départ un sentier assez bien tracé qui monte raide, ensuite un vallon couvert d’herbe grasse parsemée de fleurs, régal des vaches, et sa source claire et fraîche qui alimente un abreuvoir creusé dans une grume (vallon et source de Congles). L’occasion d’une courte pause pour remplir la gourde et grignoter trois raisins secs.
Le sentier franchissant bosses et petits ravins se perd ensuite entre petites prairies, lieux de pousse éventuel des fameux edelweiss dont la couleur neige tranche sur le vert cru de l’herbe et les derniers iris bleu nuit de l’été, bois de hêtres semés de papaverts jaunes et pierriers épars aux roches instables abritant des touffes de rhododendrons aux fleurs rouges éclatantes. Tous ces noms, toutes ces fleurs j’apprenais à les connaître grâce à la science de ma maman qui eut toujours un regard passionné et affectueux pour les fragiles et éphémères fleurs de la montagne.
Estimant la modeste récolte suffisante pour décorer une humble croix, Mam décida de revenir sur nos pas sans monter au sommet du Rocher d’Aran, ascension qu’elle jugeait dangereuse et sans intérêt pour les edelweiss car ils n’y poussaient pas. Nous arrivâmes sans encombres et à l’heure SNCF à Bielle où le petit train quotidien nous ramena à Pau sans doute à l’heure du dîner. Je suis presque sûr d’avoir dormi durant le trajet, ayant épuisé à l’aller tous les mystères ensorcelants d’un voyage en chemin de fer.

Expédition familiale au Rocher d’Aran, façon blitz krieg en 1955

Lorsque mon père faisait partie de l’expédition la cueillette des edelweiss n’était pour lui qu’un prétexte pour gravir cette petite montagne, le Rocher d’Aran, aux ressauts escarpés. Et tout le monde devait suivre, bien sûr…

Cette remarque m’amène à la seconde expédition mémorable, celle de 1955, pour la cueillette d’edelweiss au Rocher d’Aran. Que l’on pourrait intituler ainsi :

Un gros caillou dans la chaussure paternelle


Posons tout d’abord le décor familial.
Le tout puissant paterfamilias, il l’était encore un peu en ce temps-là, possédait une automobile personnelle dernier cri – une 203 Peugeot, achetée récemment pour remplacer sa minable 4 CV Renault dans laquelle il nous entassait sans scrupules. Il daigna, cette année encore, transporter sa pauvre moitié délaissée, mère de ses enfants, voulus ou pas, à la traditionnelle cueillette des edelweiss au Rocher d’Aran. Fourbe et calculateur comme il était, ne voulant pas jouer l’intimité retrouvée avec ma pauvre mère – il craignait sa fureur – il me proposa comme un grand cadeau de les accompagner là-bas et de profiter de son carrosse personnel par la même occasion. N’y voyant pas malice j’acceptais illico. Voilà des années que mes parents, tous deux férus de montagne, ne faisaient plus aucune balade ou randonnée ensemble. Leur seule activité commune et coutumière se résumait à des disputes terribles, de préférence à l’heure des repas, propice au bris de vaisselle dans le fracas d’injures impardonnables. Et si par hasard ils se remettaient ensemble ? Le pauvre ado anxieux que j’étais, naïf, ignorant de la vie, de leur vie, et terrorisé par leurs disputes incessantes pensait que c’était possible, que tout pouvait redevenir comme avant et qu’on allait un jour retrouver enfin un climat familial serein, duquel la haine serait exclue. Qu’enfin nous, les enfants, serions heureux. Une famille normale en somme, comme celle de mes copains, avec une mère qui ne serait pas soupçonneuse et questionneuse chaque fois que le père nous prenait avec lui, et un père qui ne serait pas mutique, absent, l’esprit ailleurs, ruminant de sombres pensées, évaluant le moment où il pourrait enfin se débarrasser de cette engence encombrante et coûteuse, pensée alimentées par son égoïsme intrinsèque constitutif de sa personne. Etre un père aimant tout simplement, et non pas un père qui rejette son fils de 5 ou 6 ans au prétexte qu’il l’embrasse trop, qu’il l’aime trop. Insupportable pour lui. Il n’a pas été l’enfant de sa mère, il n’accepte pas ses propres enfants. C’est un grave handicapé. Le problème c’est qu’il nous tient dans sa poigne de fer inflexible et qu’il tient à mener à bien ses funestes projets.
En route, donc, pour le Rocher d’Aran. Aucun préliminaire pour nous préparer à la sainte cueillette de la fleur sacrée. Bien au contraire, nous nous retrouvons au Bénou en ayant à peine eu le temps de jeter un œil sur la route parcourue. Le paternel, très fier de sa nouvelle acquisition (je serais curieux de connaître la participation de sa mère Blanche à cet achat), fonce sur la route au maximum de ce que peut donner ce véhicule, dépasse en trombe les « peigne-culs » qui le gênent sur la route et qui, bien sûr, selon lui, ne savent pas conduire. Pas un mot, car il ne faut pas distraire le pilote, chargé d’âmes et de responsabilités, fictives en l’occurrence, sauf lui bien entendu. De toutes façons les rugissements du moteur couvraient amplement les remarques timides de ma mère. Assis sur la banquette arrière ma seule préoccupation était de m’accrocher où je pouvais, brinquebalé que j’étais d’une portière à l’autre de la voiture à chaque virage négocié, avec brio paraît-il.
Satisfait de sa voiture et de sa performance personnelle, le père gare son automobile non loin de la grange, où, cinq ans plus tôt, le paradis s’était entr’ouvert pour moi. Aujourd’hui il s’est définitivement refermé !
Pas de temps à perdre. Nous n’avons même pas terminé de chausser les souliers de montagne, Mam et moi, que le père s’est déjà enfoncé dans la forêt avec son pas de métronome bien cadencé. Et nous voilà réduits à courir après lui, avec à la main les sacs de montagne ouverts pour y fourrer le pique-nique et quelques vêtements récupérés à la hâte avant qu’il ne condamne portières et coffre de sa voiture. Il donne tout à fait l’impression que plus vite cette corvée sera terminée mieux ce sera. A-t-il rendez-vous dans la soirée avec sa dulcinée, comme presque tous les jours ? Certainement. Lui dira-t-il ce qu’il a fait aujourd’hui et avec qui ? M’étonnerait. Combien de fois la baise-t-il par semaine ? Est-elle bonne au moins ? Dommage qu’à l’époque ce genre de considérations m’échappait. Mais n’échappait pas à Mam évidemment, qui enrageait et lui disait son fait en termes choisis et plutôt crus.
Nous ne sous arrêtons pas à l’abreuvoir du vallon herbeux et fleuri, propice à une halte bien méritée après la rude montée dans la forêt. Juste le temps de remplir une gourde et de courir à nouveau derrière le « guide » muet qui n’a même pas ralenti son pas métronomique. Il n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la voiture. Serait-il en colère ?
Il choisit un itinéraire détourné sur le versant Nord du Rocher d’Aran. D’après lui les edelweiss aiment la fraîcheur et ce n’est pas l’avis de ma mère. Les confond-ils avec une autre fleur, lui qui ne s’est jamais intéressé à la botanique et qui avait servi une infusion de fleurs de bruyère qu’il avait confondues avec le bon serpolet des montagnes à son escouade de Jeunesse et Montagne dans les années 1940 ? Mais comme il a toujours raison nous voilà embarqués dans des pentes herbeuses ombragées, très raides et très glissantes dans lesquelles aucun edelweiss n’a l’idée saugrenue de pousser.
Sortis vivants de cette embuscade, Mam et moi partons chacun de notre côté, abandonnant ce guide incompétent aux options d’itinéraire dangereuses et stériles, et nous finissons par découvrir la fleur rare là où nous pensions qu’elle était. Le guide, lui, ne trouve rien et, vexé, nous exhorte à nous dépêcher, car, paraît-il, le sommet est encore loin. Le sommet ? Mais on n’en a rien à f… de son sommet de m… Il nous faut suffisamment de petites fleurs laineuses et lumineuses pour couvrir la croix que Mam a préparé pour honorer la mémoire de sa chère amie morte prématurément. Cette démarche sacrée échappe complètement à notre guide impie, égoïste et limite blasphémateur. Sa copine ne va pas l’attendre, croit-il ? Et s’il la perdait ? Monsieur n’est pas du genre à draguer, mais uniquement à se faire draguer, non mais des fois ! La pauvre Mam, alors qu’elle était Maïté, en a fait la cruelle expérience. Elle croyait en lui, en était amoureuse, lui qui n’avait jamais connu de femmes avant elle. Solitaire dans sa chambre, se branlant à défaut de mieux, il attendait la copine idéale – qui tardait à venir. Cet espèce de sale petit pacha, planqué au fond de sa turne, laissait tranquillement venir à lui son amoureuse qu’il forçait à escalader de nuit le balcon de sa chambre, à l’insu de sa mère Blanche, croyait-il – mais qui ne fut jamais dupe..
Pour revenir à nos blanches étoiles et à cette question du sommet qui est encore loin paraît-il, nous faisons la sourde oreille Mam et moi et continuons à jouer les ours dans la végétation en espérant que le guide ne nous aperçoive pas. Nous améliorons notre récolte en y incorporant myrtilles, framboises sauvages au parfum divin, groseilles rouges craquantes et sucrées… C’est bon la montagne quand on la connaît comme ma mère. Elle la transforme en petit paradis terrestre avec trois fois rien. L’ivresse des cimes et des parois vierges, ce n’est pas sa tasse de thé, et si elle s’est compromise dans de telles entreprises c’est uniquement pour suivre et accompagner son chéri partout où il voulait bien l’emmener.
Qui dit paradis, dit proche de dieu, mais qui dit dieu dit, dans la tradition populaire, que le diable n’est pas loin. Alors que nous cueillons fleurs et fruits dans la parfaite et bienheureuse insouciance des habitants du paradis, le diable devenu démon, fait entendre sa lugubre voix de stentor, amplifiée par un écho sournois et complice venu de la montagne voisine : « Si vous ne rappliquez pas immédiatement, je vous plaque et je rentre seul à Pau. Vous vous démerderez par vos propres moyens. » Chantage de minable.
Craignant la colère de cet être insensible et ayant hâte de quitter les lieux, nous obtempérons et émergeons comme par magie des buissons qui nous cachaient le diable en colère. Surpris de nous voir si proches sa colère est retombée aussi vite qu’elle était montée. Il nous attendait dans une zone dégagée qui court jusqu’au sommet. Finis pour lui ces pentes d’herbe humide casse-gueule, ces buissons énervants, cette absence d’edelweiss récurrente, ses compagnons trainards sans ambition. Enfin le sommet ! Il semble tout proche, simplement défendu par de courts ressauts terreux secs et instables et par des pierriers tout aussi instables.
Pressé d’en finir le guide fonce tête baissée dans ce terrain suspect à mes yeux. Mam continue à trouver des herbes rares, des œillets au parfum exquis qui évoquent pour moi une femme belle et interdite, des joubarbes fleuries, quelques derniers iris. Mam est heureuse partout en montagne et ne voit pas le temps passer. Elle ne manque pas alors de se faire houspiller par le démon en rut qui ne comprend pas cette lenteur qu’il estime malhonnête, contraire à ses intérêts. « A force de traîner comme ça tu vas nous faire bivouaquer ici ! » Argument ultime, maintes fois répété lorsque que le guide estime que ses « clients traînent la patte » selon lui.
Nous accélérons donc, mais moi aussi j’ai mes manies en montagne, j’aime les cailloux. A cinq ans je les collectionnais déjà, les ramassant au fil de mes balades avec mes parents, ou seul. En traversant une caillasse voilà que mes yeux tombent sur un caillou que j’estime remarquable, unique, désirable. Il m’est impossible de le laisser sur place, je veux ce caillou ! C’est un magnifique parallélépipède en forme de tour, d’un poids et d’un volume déjà conséquents. Nous nous trouvons ici loin de nos bases (i.e. la voiture), tant pis, je le transporterai envers et contre tout !
Mais pas envers un tas de pierres des plus pervers qui profite que je sois bien occupé par mon gros caillou pour s’effondrer sur moi à peine ai-je posé le pied sur la pierre qui tenait le tas en équilibre. Je n’ai pas eu le temps d’éviter un bloc plus gros que les autres, lequel vient m’écraser un pied (le droit je crois), et plus précisément le gros orteil. Le choc ne fut pas anodin car une radio effectuée plus tard mit en évidence une fracture longitudinale (l’os avait éclaté comme une noix). Me voilà donc à clopiner lamentablement sur la montagne maintenant ennemie. Poser le pied blessé par terre provoquait des douleurs intenses telles que je n’en avais jamais connues. Je ne pouvais progresser que sur un pied et deux mains, comme une sorte de dahut.
Et le beau caillou alors ? Je n’avais pas de sac pour le transporter et j’avais besoin de mes mains pour avancer. Le guide, très pragmatique, me conseille de l’abandonner. « La montagne c’est plein de cailloux, il n’y a que ça d’ailleurs, tu en retrouveras autant que tu voudras. Laisse donc ce caillou de rien du tout qui ressemble à un vulgaire moellon.» Et voilà que maintenant il méprise ce beau caillou, de l’or pour moi.
Abandonner ce trésor ? avec le mince, le très mince espoir de le retrouver un jour peut-être. Ça jamais ! Je préfère mourir sur place avec MON caillou !
Le guide opine du chef, se tourne vers ma mère et lui demande d’essayer de me convaincre d’abandonner cet objet minéral sans valeur. Ma mère comprend, elle, et se met à ma place. Elle fait une timide tentative envers mon père pour qu’il accepte d’emporter ce caillou dans le sac qu’il a sur le dos. Refus catégorique. « Non mais quoi ? Dans mon sac il y a mon sacro-saint appareil photo qui m’a coûté les yeux de la tête. . Ce caillou de m… risque de l’esquinter. C’est non ! »
Soit dit en passant il ne prit aucune photo au cours de cette balade. Il fit juste prendre l’air du fond du sac à son appareil si précieux, qu’il aurait pu pour une fois porter en sautoir. Mais non. Ici rien ne valait la peine d’être photographié. « La pellicule ça coûte cher et je n’ai pas envie de la gaspiller avec des gens qui me coûtent déjà assez cher comme ça. » Ce qui est dit est dit ! A ne pas en croire ses oreilles. Ça jette un froid. Je me vois encore, assis par terre, serrant mon précieux caillou sur les genoux, le pied blessé pointé vers le ciel et ne sachant comment faire pour descendre de cette maudite montagne avec mon trésor.
Heureusement Mam vient à mon secours. Ses enfants, pour elle, sont sacrés et méritent tous les sacrifices, que ces sacrifices soient grands ou petits. En l’occurrence pas d’hésitation. Enveloppant la lourde pierre aux angles aigus dans le foulard de soie qu’elle portait sur la tête, elle en fit un petit sac qui lui permit de transporter commodément le caillou jusqu’à la voiture. Evidemment le joli foulard fut détruit dans l’affaire. Mais qu’importe ! Le trésor de Chatou était sauvé. C’était bien le principal pour elle. Quelle belle preuve d’amour !
Heureusement que ma mère était avec nous. J’en étais bien conscient. Si j’avais été seul avec mon père mon beau caillou serait resté là-haut, presque certainement, mais pas sûrement, car, à sa façon, mon père m’aimait bien, à défaut de m’aimer tout court. Il aurait peut-être compris, lui aussi, à la condition de ne pas être jugé par sa femme du moment, auprès de laquelle il tenait à projeter inconsciemment l’image d’un père qu’il imaginait devoir être, alors que c’était celle d’une caricature de père.
Grâce à cet incident le sommet fut évité. A toute chose malheur est parfois bon. Sauf que je fus livré à moi-même pour assurer mon retour. Ce n’est pas pour un simple bobo au pied qu’on va mobiliser les secours, cela va de soi, quelle honte pour le grand guide Ollivier réputé invincible traînant un accidenté, son fils de surcroît, sur une montagnette insignifiante. Quant à me porter ce n’était même pas envisageable ; non plus que de m’aider en me permettant de m’appuyer sur l’épaule paternelle. A croire que cette proximité lui répugnait. Durant toute la descente, les mains dans les poches, il me laissa à mon triste sort en ruminant silencieusement ses sombres pensée habituelles. Et de calculer le retard insupportable pour son rendez-vous quotidien avec sa dulcinée.
La descente vers la voiture fut héroïque pour moi, il va sans dire. Dans les pentes supérieures, pelées et rocailleuses, j’arrivais à me débrouiller sur un pied et deux mains, et parfois sur le talon du pied blessé pour rétablir mon équilibre, en serrant les dents de douleur. Plus bas dans les bois je pouvais m’accrocher aux branches ou me laisser glisser sur les fesses dans les parties herbeuses et raides. Au sortir des bois c’est le sentier retrouvé qui me posa de prime abord le plus de problèmes. Je ne me voyais pas y marcher à trois pattes, il fallait trouver autre chose. J’ai résolu le problème avec deux branches mortes trouvées par terre. Avec mon Opinel j’en fis deux bâtons, un pour chaque main, et tout alla mieux. Je me sentais presque guéri.
J’arrivais néanmoins épuisé à la voiture. Ah le confort du siège arrière sur lequel je pus étendre la jambe afin de ménager le pied douloureux.
Le retour sur Pau se fit sans doute au même rythme qu’à l’aller, du moins je le suppose, car j’étais ailleurs. A peine étions-nous arrivés devant la maison qu’il nous débarqua sans arrêter le moteur et repartit en trombe. Il avait des choses importantes à régler en ville paraît-il… comme d’habitude.
Les bureaux sont pourtant fermés à c’te heure…
Pendant ce temps et sans perdre de temps Mam se dépêche de confectionner la croix avec les fleurs toutes fraîches. Elle ira la déposer au cimetière demain… à pied !


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