Dimanche 29 Novembre 1959
Equipe Hervé-Jean. Véhicules : vélos. Trajet : Pau-Arudy et retour.
(Ecrit sur feuille volante)
Départ 6 h du matin.
Ouverture de la Voie de l’Aigle [devenue voie du Bloc Coincé].
Croquis de la voie et quelques commentaires :
Petite ascension variée et intéressante. Une douzaine de pitons,
plusieurs pour assurance (première tentative : 11 pitons, seconde
tentative : 3 pitons. Se fait avec deux pitons et même un seul,
sans étrier). Rocher moyen. Un passage dur (AI-II), le reste
moyen : IV au départ, III ensuite. Un pas de III pour finir.
La sortie de la voie est facile.
Pages 5 et 6 du Carnet I
Dimanche 29 Novembre 1959 (suite)
Equipe Hervé-Jean. Véhicules : vélos. Trajet : Pau-Arudy et retour.
Ouverture de la première voie de la falaise de Sesto, la première
voie des Rochers d’Arudy.
Départ de Pau à 6 h du matin.
Remonté rapidement sous le toit [voir le récit précédent], bardés
de pitons, d’étriers, et de mousquetons, je me pends aux deux
pitons posés la dernière fois. Ils tiennent bien, c’est assez
rassurant, malgré le vide inquiétant qui se creuse au-dessous de moi.
Une bonne « queue de vache » me soutient et je peux de temps en
temps me reposer en me laissant pendre car mes jambes ne peuvent
toucher le rocher qui est en surplomb.
Puis je cherche les hypothétiques fissures. Pour cela je dois
effectuer une translation de un mètre sur la gauche ; après avoir
installé deux pitons et deux étriers, j’abandonne la première place.
De là je peux m’extirper petit à petit du rebord du toit, grâce à
des pitons ma foi très rapprochés. Sur quelques mètres je sème
une dizaine de pitons dont la moitié au moins ne tient pas bien.
En tirant de toutes mes forces la corde qui frotte considérablement
dans les mousquetons et sur le rocher je sors en libre sur une bonne
plate-forme que je barde de pitons pour faire venir Hervé.
Celui-ci s’en donne à cœur joie d’enlever les pitons et me rejoint
assez rapidement. Nous soufflons un peu. Mangeons une orange. Regardons
l’heure. 4 h ! [16 h]. Et nous avons attaqué à 11h15. Que le temps
passe vite ici. Nous devons manquer de technique quand même pour
mettre tant de temps sur un passage de quelques mètres (depuis la base
nous avons gravi environ 20 mètres de dénivellation).
Que faire maintenant ? Hervé est pressé, il doit rentrer tôt
ce soir chez lui, sous peine de fessée ! Au-dessus de nous se forme
un abominable surplomb, traversé en biais par une petite fissure. Pas
question d’aller par là. Demain matin nous y serions encore. Sur la
droite passe la voie évidente de moindre résistance. Après un pas
d’équilibre sur un rebord et après être passé entre un bloc
individualisé [dénommé plus tard l’Aiguillette] et la muraille,
j’effectue une traversée à travers un épouvantable roncier que
j’écrase avec (sans ?) aménité. Je pose un bon piton Cassin (ceux
qui font râler Herwick quiu a mis un quart d’heure tout à l’heure
pour en enlever un), et rejoint un
e cheminée évasée peu raide [verticale néanmoins ndlr]. Un autre
piton m’assure et je la gravis. Le rocher devient glissant car il
pleut depuis quelques instants. Tout à l’heure, sous les surplombs,
nous ne nous en étions même pas rendus compte. Un brouillard fin et
humide nous enveloppe ; vraies conditions de montagne qui ne m’empêchent
pas de grimper sur un rocher parfois peu solide [en fait quelques
blocs branlants qui ont été rapidement dégagés lors des futures
ascensions] mais qui ne pose pas de problème. J’atteins rapidement un
petit abri sous roche au pied d’une belle cheminée carrée [qui gardera
définitivement ce nom], courte, et encombrée en son milieu par un énorme
buis séculaire, aux grosses branches luisantes et lisses. Herwick
me rejoint rapidement et je termine par la cheminée amusante mais
mouillante à cause de son arbre. Je contourne un bloc par un pas
délicat et débouche bientôt au sommet sous une pluie battante…
Nous sommes heureux. Il y a du soleil dans nos cœurs, sinon sur le
paysage qui nous paraît néanmoins transformé malgré sa tristesse apparente.
Nous avons réalisé une première, à notre taille bien sûr mais
une première dans une falaise sans doute jamais gravie, si ce n’est par
un ou deux itinéraires faciles (et encore rien n’a pu le prouver).
Rapidement nous descendons par la « voie normale » que nous
avions découverte précédemment (heureusement, car dans ce fouillis….).
Nous crevons de froid. Tout est mouillé et nous n’avons rien pour nous
changer. Faim. Mangeons tout en hurlant pour nous réchauffer. Plions les
affaires en vitesse et fuyons de chute en chute à travers la caillasse
détrempée, caillasse bénie quoique épouvantable et qui nous sépare du
reste de l’humanité durant un après-midi.
Un dernier coup d’œil à la paroi qui reste là-bas sous un ciel
gris enveloppée de brumes sombres avant de traverser un champ pour
rejoindre nos fidèles coursiers.
Maintenant que nous avons rejoint les vélos commencent les petits
tracas ordinaires de la vie de tous les jours et qui nous condamnent
à revenir sur terre. Je ne retrouve plus le tendeur destiné à fixer
le sac de montagne sur le vélo. Je l’ai perdu je ne sais où et hurler
de rage ne le fait pas revenir. Pédaler avec un sac lourd sur le
dos est pénible.
Dépité j’enfourche le vélo me lançant à la poursuite de
Hervé qui dévale le mauvais chemin qui nous mène à la route et c’est
maintenant que se situe la partie héroïque de la journée, 25 km à
pédaler sous une pluie battante qui finit par transpercer complètement
le peu de sec qui nous restait, le sac sur le dos qui me tord les
reins, les voitures qui nous frôlent et nous éblouissent, les chaussures
qui se transforment en baignoires et les vêtements glacés qui collent
à la peau, le tout avec une vision très approximative de la route.
Voilà le régime jusqu’à Pau. Journée bien réussie tout de même, mais
Hervé a raté sa messe du dimanche, début d’une longue série, au grand
dam de son père qui voulait en faire un prêtre en lui faisant intégrer
dans sa jeunesse le séminaire de Nay. Mauvais casting !