Bien sûr, c'était le train qui intéressait les enfants,
et son tchou tchou accompagné de ces volutes de fumée nauséabonde...
Il repasssait 15 fois par jour dans les deux sens.
Mais le camping !....
La "canadienne" à auvent représentait le grand luxe
La 4CV et les "tractions" les voitures les plus communes
En cherchant bien on voit un "tube" citroën
Les scooters sévissaient déjà depuis longtemps (cherchez bien également : Vespa et Lambretta)
Mais la marchande de glace était déjà là....
Ainsi que les "bulleurs" dans leur transat (recherchez bien.... au fond à droite)
Des enfants qui courent...
Les laveuses de vaisselle...., non, pas des machines, mais de vraies femmes !
La lessive qui sèche sur un fil.
Le Grand Voyage
15 Août au 30 Août 1955 - Le Grand Voyage sans fin et la vie de
Mam dans la Petite Maison - .
Grâce à Tony Cabuzet les « grands voyages » nous sont enfin accessibles.
Depuis le temps que ce père indigne qui ne pense
qu’à lui nous promettait - serment d’ivrogne qu'il n'était pas - qu’un jour, même
s’il n’était pas devenu milliardaire (comme il l’écrivit sur une
carte postale - à l’impossible nul n’est tenu) il nous ferait
découvrir quelques-unes des merveilles qu’il connaissait. Mais
les années passaient et ce n’était jamais le moment, jamais la
saison, le manque de disponibilité, de voiture etc....
LE GRAND VOYAGE
Les planètes semblent enfin alignées en cet été 1955 pour
que puisse enfin être réalisé un grand voyage en famille.
Tony Cabuzet, l’ami de toujours, a enfin convaincu Robert,
après des années de harcèlement amical de le rejoindre dans son
hâvre de paix et de soleil où il passe tous les étés depuis longtemps :
Estartit sur la Costa Brava en Espagne, Catalogne^plus exactement.
Tony, cycliste hors pair (Lille Pau en 3 jours), marcheur infatigable,
a fait les quatre cents coups avec Robert. dans sa jeunesse. Ami fidèle,
il vient chaque année faire étape chez nous à Pau, avant de retourner
dans son Angle-terre natale. Histoire de renouer avec les moments
heureux du passé, d’embrasser Maïtou la la comme il nomme en chantant
Maïté, de nous vanter Estartit, d’évoquer les Encantats, Gavarnie etc
Popo est occupée cet été et n’a pas le temps pour la montagne
et la bagatelle. Elle doit s’occuper de sa fille Anne-Marie et passer
des vacances avec elle.
Et enfin le père Ollivier a troqué sa minable 4 CV Renault
contre une belle 203 Peugeot d’occasion.. La 4 CV suffisait juste pour les voyages d’un jour grâce à un taux de compression maximal des six personnes de la famille. D’après lui la 203 est assez spacieuse pour voyager en autonomie totale afin d’éviter les frais d’hôtels et de restaurants. Ce qui signifie, qu’il faudra pré-voir une batterie de cuisine, suivez mon regard, une tente ou deux et les affaires de couchage ainsi que les vêtements et chaussures de rechange, sans compter les impedimenta divers et variés abso-lument indispensables tels réchaud, jerrican d’eau, table et sièges de camping, nécessaires de toilette, un peu de matériel de montagne (on ne sait jamais), un peu de lecture, les appareils photo, que sais-je encore. On oublie forcément quelque chose. Enfin recommendation comminatoire : on ne doit pas prévoir de mettre quoi que ce soit sur le toit de la berline. Ca fait gitan, c’est ridicule et c’est très mauvais pour les performances de la voiture. Ces conditions étant satisfaites, la voiture est bourrée comme un oeuf avec tout ce qui doit être emmené : dans le (petit) coffre, entre les sièges, sur et sous les sièges, sur la lunette arrière, sur les dossiers. Ce rangement opéré il ne reste plus qu’à y faire rentrer 6 personnes, 4 de corpulence normale et deux plus petites. Le père (44 ans, 1,60 m le mieux loti à la place conducteur complètement dégagé (fort heureusement), la mère (44 ans, 1,70 m, à droite du conducteur, valise entre les jambes et affaires un peu partout, avec la responsabilité redoutable d’indiquer la route à suivre à l’aide de cartes routières, ainsi que la gestion de tous les pa-piers demandés à la frontière franco-espagnole, ce qui n’est pas rien avec le régime Franco. Résumons-nous : en ces temps reculés pas de GPS, pas d’autoroutes, pas d’euros (il nous faut des pese-tas), visas et passeports obligatoires à la frontière, routes espagnoles non bitumées. Ah les jolies vacances !
Mais ce n’est pas fini : la banquette arrière doit accueillir les quatre enfants du couple, qui doivent s’asseoir sur les matelas pneumatiques et les sacs de couchage étalés sur la banquette. La 203 n’est pas une grande voiture. Elle est donnée pour cinq places, mais en fait trois adultes sont vraiment serrés à trois sur la banquettes arrière. C’est le cas aussi pour les quatre enfants (13 ans, 12 ans, 8 ans et 7 ans). Bon, pour faire des courses dans le quartier passe encore. Pour faire la route jusqu’à Estartit tout le monde peut et doit faire un effort. Le jeu en vaut la chandelle. Mais par malheur le voyage ne s’arrêtera pas là et deviendra vite un vrai pensum.
Ne rien oublier, c’est la préoccupation majeure, l’angoisse de Mam. Le père Ollive lui n’entre pas dans les détails, il s’occupe de l’intendance « lourde », à savoir le matériel de camping et quelques bricoles. Mam doit penser à tout pour tout le monde, un vrai casse-tête. Ce qui se traduit par un nombre de valises tel qu’il était impossible de toutes les installer dans la voiture. Il fallut donc faire des choix, des choix déchirants forcément, des choix qui réactivèrent les tensions déjà latentes entre les deux époux. C’était reparti, encore une fois, dans des disputes et des colères avec des arguments qui fini-rent par s’éloigner totalement du sujet principal : qu’est-ce qui est utile et indispensable et qu’est-ce qui ne l’est pas. Pour Mam tout était indispensable, pour Robert rien ne l’était. Aucun argument de Mam ne le fit fléchir. Pour lui les valises en surnombre devaient rester ici. Furieuse et coupant court à la dispute Mam alla dans le jardin et revint avec une feuille de vigne-vierge en guise de feuille de vigne, baissa son pantalon et plaça la feuille devant son pubis (je crois qu’elle n’avait pas baissé la petite culotte, mais avec elle rien d’impossible) et vociféra quelque chose du genre : « Espèce de tyran, barbare, voilà ce que tu nous obliges à faire avec ton putain de voyage, tous à poil et tu seras heureux, espèce de sadique… ».
Sans vouloir charger Mam il faut reconnaître qu’il y a des mots et des attitudes qu’il vaudrait mieux éviter devant les enfants tout d’abord et aussi à l’encontre de leur père. Lorsque Mam démar-rait rien ne pouvait l’arrêter dans ses excès à déverser des tombereaux d’injures, tout ce qui lui pas-sait par la tête et sans discernement. La scène ici décrite a bien eu lieu, elle n’a pas été inventée. Elle a frappé les enfants qui se demandaient avec terreur jusqu’où leur mère était capable d’aller.et dans quelle galère ils allaient embarquer, une galère qui prenait déjà l’eau avant même d’avoir gagné le large...
Le voyage s’annonçait mal... Il semblait déjà compromis car à la colère aveugle de Mam pouvait venir en contrepoint celle du paterfamilias bafoué.qui pouvait décider de tout arrêter maintenant. Ah si nous avions pu partir seuls, nous les enfants, sans ces putains de parents !
Le plus stupéfiant de l’histoire est que, enfin, la famille au complet avec tout son fourniment (sauf quelques valises) quitte la Petite Maison dans la 203, sous le soleil, en milieu de journée, pour une destination inconnue, sûrement pas Estartit vue l’heure. L’aventure commence ! Pour le moment tout le monde dort, détendu et rassuré, bercé par le ron ron du moteur. Le chauffeur ne pipe mot.
L’équipage fait étape, peu avant la nuit, dans un coin désert de l’Ariège. Ici commence ce qui nous attend pour de nombreux jours à venir. Il faut quasiment vider la voiture, alors que le matin même nous avions eu tant de mal à tout caser dans le moindre de ses espaces libres disponibles dans un ordre rigoureux. Monter deux tentes, une canadienne pour Mam, Christine, Pierre et Hélène, et un abri plus modeste pour mon père et moi peut paraître simple a priori écrit comme ça. Il y a en réalité tout un petit cérémonial à respecter : trouver les emplacements suffisamment dégagés et les plus plats possible, enlever les cailloux proéminents, piqueter le tapis de sol avec les précieuses sardines (surtout ne pas en égarer une), enfoncées à la main ou à l’aide du caillou de service - pas de maillet ou de marteau, on a toujours fait ainsi en montagne - monter les mats puis la tente, fixer ses haubans avec des sardines encore, placer ensuite le double-toit à auvent tenu également par ses hau-bans fixés par des sardines là aussi. La toile doit être rigoureusemnt tendue, sans un pli, pour rester étanche en cas de pluie. Creuser au piolet des rigoles autour de la tente et destinées à évacuer l’eau. On peut alors intaller le nécessaire pour la nuit (matelas pneumatiques - à gonfler évidemment - duvets etc.), table et chaises de camping sous l’auvent de la tente [De mémoire je ne suis même pas certain que nous utilisions ces accessoires - juste bons pour les peigne-culs, en montagne on mange assis par terre !]. Avant même que ne soit terminée l’installation des tentes Mam était déjà en train de préparer la tambouille sur un réchaud à alcool rudimentaire (le camping gaz était très peu répandu à l’époque et relativement onéreux). Sitôt le repas terminé, elle devait se taper un minimum de nettoyage de la vaisselle, devait prévoir le petit déjeuner du lendemain matin et faire une liste suc-cincte des courses à faire la journée suivante etc... bienvenue dans les belles vacances telles qu’imaginées par le père Ollive. La technique du camp volant de montagne - bien connu pour toutes les contraintes qu’il impose - transposée au camp volant de la route. Nous imitions les gens du voyage mais étions loin d’avoir leur expérience !
La nuit passe vite et le grand cirque de la veille recommence aux aurores. Petit déjeuner, sem-blant de vaisselle et de toilette dans le ruisseau voisin s’il y en a un, nettoyer, plier, ranger... et s’apercevoir que la totalité des affaires ne trouve plus sa place dans la voiture, comme si elles avaient gonflé durant la nuit ! L’occasion de coups de gueule des parents énervés qui laissaient quatre pauvres gosses tétanisés, n’osant plus toucher à rien. Ca leur apprendra de vouloir aider. Car ils n’ont pas toujours respecté les règles intangibles et rigoureuses de l’ordre parfait tel qu’établi par leur père. Hélène voulait sa poupée, Pierre ses petits jouets, Christine ses bandes dessinées et moi mon appareil photo. Privés de ces gadgets nous ne nous sentons pas ou plus en vacances. Et déjà la maison nous manque.
Mais qui peut se sentir « en vacances » dans de telles conditions appelées à se répéter jour après jour ? Le père Ollive aurait dû réaliser qu’il n’était plus dans une de ses expéditions de jeunesse style Encantats avec ses amis des années trente et que désormais il fallait compter avec les contraintes et responsabilités d’une famille, ce qu’il semble n’avoir pas bien intégré, ou pas intégré du tout.
Par miracle, ou autre chose, le retour à la maison, un instant envisagé durant la dispute matinale, n’est plus à l’ordre du jour. Fouette cocher ! Les beaux paysage de l’Ariège défilent, nous pouvons admirer au passage l’étrange château de Foix... puis c’est la frontière, les douaniers, les carabiniers... on ne parle plus français, il faut sortir des pesetas pour faire les courses. Estartit est atteint via Fi-gueras après avoir croisé quelques ruines datant de la guerre civile espagnole. Nous trouvons Tony, fou de joie, et sa famille :sa femme et deux enfants un peu plus âgés que Pierre et Hélène. Il a réser-vé pour nous une petite maison dans le village, non loin de la plage. Le père Ollive est furieus. Il n’a rien demandé, la petite maison c’est niet ! Gueule des cinq autres Ollivier... On fait quoi ?
Le camping n’est pas encore rentré dans les moeurs en Espagne, le tourisme démarre à peine, rien n’est organisé pour cela. Tony nous dissuade d’y avoir recours, sachant que le coût de la loca-tion de la maison est vraiment dérisoire, que les gens sont très gentils et hospitaliers, etc... et que le camping est mal vu car assimilé à la présence de gitans, voleurs de poules autant que d’enfants selon les Espagnols. Diable ! Mais rien n’y fait. Le père Ollive est inflexible. Nous avons prévu de camper, nous camperons !
Et de chercher un lieu propice à la périphérie du village. Le seul endroit disponible est une sorte de marécage sur lequel il y a juste la place de poser les tentes, ce qui est fait, comme en Ariège 24 heures plus tôt. Même routine. Repas, dodo, petit déjeuner... Elle est où la mer ?
Ce que Tony a oublié de nous dire, dans son enthousiasme pour vanter son petit paradis estival, est que la région est infestée de moustiques. Nous n’avions rien prévu pour combattre cette peste, comme des moustiquaires par exemple. La présence d’un étang aurait dû alerter le paternel, lui qui fut victime, aux Encantats signalés plus haut, de la malaria provoquée par les piqûres de moustiques. Cette nuit cauchemardesque fut la nuit de trop, même si elle fut la seule. Tony, elle est où la maison ? Et un déménagement de plus, auquel le père Ollive, vexé, s’y résigna, la queue basse...
L’humble maisonnette où nous nous installâmes était située au milieu du village, en bordure d’une minuscule rue en terre battue que les riverains arrosaient tous les matins pour éviter la pous-sière et maintenir une certaine fraîcheur ambiante. Et justement l’intérieur de la maison était un hâvre de fraîcheur providentiellement à l’abri des moustiques, des chambres avec de vrais lits - fini le nez dans la poussière - Que n’a-t-il écouté son ami Tony, le père Ollive et ses préjugés rétrogrades de vieux campeur. Quelle paix ici et quelle tranquillité. Que la nuit est paisible et que le gens sont gentils. Nous nous sentions enfin en vacances. Tony, tout heureux s’évertuait à nous décrire tout le potentiel du pays, potentiel qui se résume en définitive à peu de choses selon les implacables critères Ollivier : la plage et la possibilité de chasse sous-marine dans une zone côtière rocheuse assez proche. Pas de possibilités de randos, d’ascension d’un quelconque sommet qui n’existe pas, pas de rochers d’escalade. Rien. Mais quelle mouche a piqué ce Tony de malheur pour venir tous les ans dans ce trou ? Sitôt arrivé le père Ollive ne songeait qu’à décamper, se sentant floué, trompé par son ami qu’il ne reconnaissait plus.
Et pourtant nous les gosses et Mam y trouvions notre compte. Les Espagnols du coin (des Cata-lans plus précisément) adorent les enfants et ils faisaient assaut de gentillesse et de générosité. Petits cadeaux, invitations dans leurs maison, cours de langue... nous nous sentions chez nous, adoptés par des gens aimants sans arrières pensées, surtout Christine qui créa rapidement des liens forts avec d’autres enfants. Mam n’eut aucun problème à faire connaissance et à converser avec les mamas du village, bavardes, expansives et d’un contact facile. Toutes choses qui irritaient au dernier degré notre misanthropr de père, complètement largué. Il n’était plus le centre du monde, et était persuadé que tous étaient ligués contre lui. Grâce à Tony et ses enfants j’avais découvert une crique où la mer était calme et l’eau cristalline, fourmillant de poissons, d’anémones et d’étoiles de mer. J’y fis ma première plongée en apnée à plus de 5 mètres de profondeur, au rique de me faire péter les tympans. Christine, que la plongée n’intéressait pas et qui n’en faisait qu’à sa tête comme d’habitude, trouva le moyen de frôler une chute grave dans les rochers dominant la crique. Tous les ingrédients pour passer quelques jours de vacances rêvées étaient réunis. Il n’y en avait qu’un pour ronger son frein, voir tout en noir, ne rien apprécier et de bien se garder de tenir compte du bonheur des siens. Son égoïsme transpirait par tous ses pores. Popo absente, un plat pays, des gens heureux autour de lui, tout cela devenait intolérable. Sûr, il n’y avait personne pour s’intéresser à lui et ses fantasmes. Que faire ?
Mais c’est bien sûr, comment ai-je pu oublier ? Ma tendre et si désirable amie Popo passe en ce moment ses vacance sur la Côte d’Azur avec sa fille Anne-Marie, voilà des années qu’elle le lui promettait. Plutôt que de croupir dans ce bled perdu pourrais-je essayer de m’en rapprocher. Après tout, la Côte d’Azur c’est autre chose que cette Costa Brava en jachère, infestée de moustiques et peuplée d’étrangers. Plutôt que revenir directement à Pau pourrions-nous faire un crochet jusqu’à Menton et permettre aux enfants d’aller à la découverte de lieux autrement plus prestigieux et beaux que ce pauvre petit village d’Estartit et sa plage minable. C’est décidé nous partons ! Branle-bas de combat. Tout nos petits bonheurs locaux furent balayés comme fêtus de paille dérisoires et sans intérêts. Il tenait sa vengeance, il allait redevenir le guide, le fuhrer (il avait des sympathies pour Hitler) dont tout le monde allait dépendre désormais.
Et sous prétexte qu’il y a des choses beaucoup plus merveilleuses à voir que ce patelin de merde où il n’y a rien à faire nous avons levé le camp aux aurores, séance tenante, sans même pouvoir saluer nos nouveaux amis, ni même dire au revoir à Tony et sa famille. Des enfants la pauvre Christine fut la plus triste et pleura comme une madeleine ses amis perdus, durant deux jours. Sa soeur et ses frères étaient résignés, un peu tristes aussi mais voulaient croire les promesses du chef. Et puis, par prudence, on ne conteste pas les décisions de ce chef. Imaginez que sur un coup de colère il nous abandonne ici, sans ressources et sans véhicule ? C’était un peu notre hantise. Ce paternel en venait à nous effrayer et nous étions dans l’expectative de ce qu’il était capable de faire... ou de ne pas faire malgré ce qu’il affirmait parfois. Dans sa colère il arborait un rictus et des petits yeux (effet des verres de lunette) s’agitant dans tous les sens qui avaient pour effet de nous hypnotiser comme le ferait un cobra en colère. Il n’y a que Mam qui ne se laissait pas impressionner, d’où les violentes disputes dont personne ne sortait vainqueur.
Et nous voilà devenus des sortes de gens du voyage. De saut de puce en saut de puce nous al-lons errer le long des côtes de la mer Méditerranée jusqu’à Menton, à la frontière italienne, plantant tous les soirs nos tentes dans un endroit différent, selon le cérémonial inauguré le premier jour en Ariège et que nous pensions naïvement être le seul.
De cette virée à marche forcée des images un peu disparates resurgissent dans ma tête, gravées à tout jamais. Le premier jour nous a conduits sur la plage crasseuse de Sète après être passés par Figueras et avoir traversé la frontière au Perthus. Puis ce furent les calcaires secs et blancs piquetés de pins des Maures, les roches rouges et fascinantes de l’Estérel où de nombreux arrêts nous ont permis d’admirer la côte, ses criques, la mer turquoise, ses golfes clairs de la chanson. J’étais émer-veillé. Et bien le seul des enfants à quitter le siège de la voiture pour m’imprégnier de ces paysages, essayer de les immortaliser sur la pellicule, rêvant d’y revenir un jour pour me les approprier. Pendant ce temps Christine, qui avait arrêté de pleurer sur son paradis perdu, était plongée dans ses bd et n’accordait aucune attention aux lieux merveilleux qui nous étaient offerts. Malgré nos exhortations elle ne décollait pas son cul de la voiture. Les deux moutards, Pierre et Hélène, dormaient gé-néralement et ne manifestaient aucun intérêt s’il leur arrivait d’ouvrir un oeil. Aucun souvenir des réactions de Mam. On ne peut pas critiquer de telles beautés... alors on se tait et on admire en silence tout en ruminant de sombres pensées.
A mi-parcours de la côte un arrêt prolongé de quelques jours nous fut accordé au camping d’Anthéor au pied du massif de l’Estérel, non loin de la résidence secondaire du célèbre Maurice Thorez, secrétaire en activité du parti communiste français, vecteur majeur du stalinisme en France. Villa coquette les pieds dans l’eau et plage privée, que demander de mieux. Communiste, oui, mais pas tout le temps... Des grilles hérissées de piques agressives empêchait tout accès par voie de terre ou de mer au nid douillet du camarade Thorez. Cela faisait ricaner mon père qui était plutôt Tixier-Vignancourt (député d’extrême droite à l’époque).
Les prolos c’étaient nous pour l’instant, réduits à dormir par terre, au ras de la poussière du cam-ping, au milieu d’autres prolos en vacances et satisfaits de leur sort. Prolos ou pas, nous poser enfin quelque part fut un vrai soulagement pour nous les quatre enfants. Pouvoir enfin se dégourdir les jambes, peut-être même aller se tremper dans cette mer qui nous narguait depuis des jours sans que nous puissions l’approcher. Supplice de Tantale. Nous en étions à regretter amèrement la Petite Maison et son grand jardin où tous les jeux étaient permis, les petites balades en vélo dans la verte campagne (ici tout est trop sec), les copains. Ca des vacances ? Au diable oui ! Une punition plutôt.
Pendant deux ou trois jours ce camp fixe allait nous dispenser des montages et démontages fas-tidieux. [Je me dois de noter ici que c’était le travail exclusif de mon père et moi]. Nous allions échapper un temps au confinement pénible et à longueur de journée dans l’habitacle étroit et sur-chauffé de la 203. Il est enfin possible de goûter à l’eau de la Méditerranée sur la petite plage sise de l’autre côté de la route de bord de mer. Un imposant viaduc domine le camping et plusieurs fois par jour offre un spectacle fascinant pour les gosses : le passage du train ressemblant à un jouet et tiré par une locomotive à vapeur crachant des torrents de fumée noire, accompagnée d’un tchouk tschouk évocateur de ces temps anciens. Un vrai spectacle que j’ai réussi à immortaliser sur une photo après la recherche du meilleur point de vue. Le train, le viaduc et le camping n’ont eu droit qu’à une seule photo, par économie de pellicule. Photo réussie - je ne l’ai appris bien sûr qu’au retour des vacances - qui a eu droit à une seconde vie en 2005 lorsque je l’ai postée sur mon site pbase, 50 ans plus tard. Elle a aussitôt été remarquée par le gérant actuel de ce camping !
Mon commentaire sous cette bonne photo réalisée avec une boîte rudimentaire [Ultra-Fex 6x9] et qui montre à la fois le viaduc, le train et le camping, en fournissant un aperçu de la vie en 1955 :
« Bien sûr, c’était le train qui intéressait les enfants et son tchou tchou accompagné de ces volutes de fumée nauséabonde... Il repassait 15 fois par jour dans les deux sens.
Mais le camping !... La canadienne à auvent représentait le grand luxe, la 4 CV et les Tractions les voitures les plus communes. En cherchant bien on voit un TUB Citroën. Les scooters sévissaient déjà depuis longtemps (cherchez bien également : Vespa et Lambretta). Mais la marchande de glace était déjà là... Ainsi que les bulleurs dans leur transat (recherchez bien...au fond à droite). Des enfants qui courent... les laveuses de vaisselle... non, pas des machines, mais de vraies femmes ! La lessive qui sèche... »
Commentaire du gérant du camping d’Anthéor [philippe.lebault@cg27.fr] le 21 Décembre 2005 :
Bonsoir,
Heureuse découverte de cette image du petit train d’Anthéor. J’avais 3 ans lorsque je suis venu camper pour la première fois au bord de la grande bleue et au pied de l’Estérel... J’y suis revenu de nombreuses années, pour ne pas dire presque tous les ans. Mes enfants y ont, comme moi, passé de merveilleuses vacances !
Aujourd’hui, tout en étant chargé de communication, je suis aussi le... gérant de ce camping qui a bien changé. Les arbres ont poussé. La marchande de glaces ne passe plus nous voir, les 4 CV ont disparu et le train à vapeur est remplacé par les TGV...
Merci de m’avoir fait remonter le temps à la veille de Noël.
Bonne fête à vous et toutes mes félicitations pour cette galerie.
Bien à vous
C’était la vie en 1955 en fait. Ces quelques jours de vie au camping, bienvenus pour nous les en-fants, n’étaient cependant pas innocents. Une pause était nécessaire, obligatoire et ce n’était pas un cadeau pour Mam. Pendant que nous pataugions dans la Grande Bleue en compagnie du chauffeur, Mam se tapait toute la lessive en retard : slips douteux, T-shits crados, chaussettes, chemises, cu-lottes, serviettes, torchons, taies d’oreillers etc... puis récurait la vaisselle, en retard elle aussi, et enfin préparait la bouffe du prochain repas. après avoir fait quelques courses au village voisin, à pied bien entendu. Elle ne s’est jamais baignée. Je ne sais pas nager s’excusait-elle...
Reposés, propres, nous voilà prêts à affronter la Côte d’Azur des riches, Cannes, Monaco, et le toutim jusqu’à Menton.
Jusqu’à présent, en dehors d’un défilé monotone de somptueux paysages, d’un soleil et d’un ciel bleu à tout casser, nous n’avions rien visité de particulier, aucune ville, aucun monument, rien pour notre culture générale, rien pour satisfaire notre curiosité, la mienne du moins, ne serait-ce que pour égayer nos journée, entretenir les conversations et mieux connaître la France et son histoire, casser la routine et simplement nous bouger. Mais cela allait changer et les bons souvenirs s’accumuler. Je vais les livrer ici en vrac, autant par des impressions que par des images relayées par les photos ramenées du voyage, belles diapositives Kodachrome paternelles, bien plus modestes photos noir et blanc personnelles, mais combien évocatrices !
A Cannes seuls les bateaux nous intéressent. Au large, énorme, un porte-avion américain est immobile. Dans le port flottent des yachts de milliardaires de dimensions incroyables. Celui ou ceux de richissimes armateurs grecs connus, Onassis ou Niarchos, celui de la chanteuse de music-hall, la Môme Moineau, ai-je noté au dos de la photo de son yacht, et bien d’autres bateaux, écrasants de luxe. Oui, pays de riches. C’est toujours instructif de se rendre compte de visu. C’est un monde tel-lement étranger qu’il ne suscite en nous ni envie ni jalousie. Gérer en famille la petite 203 est déjà tout un bazar, qu’est-ce que ça doit être avec ces mastodontes mes disais-je, pratique. Je n’avais pas rentré les paramètres tels que employés, équipage, esclaves de tous bords etc...
Parenthèse et retour vers le futur : Je ne sais plus ce qu’a pu nous raconter notre père dans le port de Cannes, toujours est-il que quelques années plus tard il aura son petit bateau ancré dans ce port !
Nous ne nous étions pas éternisés à Cannes et allâmes planter les tentes dans un camping situé en bordure de la plage. Une visite des îles d’Hyères est prévue pour demain. Seuls le chef et moi seront de la partie, question d’économie et d’intendance. Ainsi Mam et les « petits » pourront profi-ter de la plage et se détendre, en nous attendant.
Le jour de la visite, chose assez rare dans ce pays en cette saison, le ciel est couvert et un fort vent de mer souffle, provoquant une houle importante. Nous embarquons sur un bateau chargé de touristes dans je ne sais plus quel port (Hyères ?). Rapidement le petit bâtiment est confronté à la houle et tangue et roule furieusement. Le mal de mer fait des ravages et tout le long du bastingage des passagers penchés vers la mer vomissent leurs tripes, puis s’asseoient sur le pont le teint pâle est cireux. Tourisme de cauchemar pour eux, manifestement. Quant à moi, debout sur le bastingage et accroché à des sortes d’élingues, en compagnie du mousse du bord, j’apprécie plutôt ce remue-ménage aux antipodes de ce qu’est habituellement cette traversée paisible, sur une mer d’huile et sous un chaud soleil, juste tempéré par le vent du large. J’en profite pour discuter avec le mousse. Il a été embauché pour l’été afin d’aider à l’entretien du bateau. Il est étonné de constater à quel point je suis insensible aux mouvements du bateau. Il suffit de les accompagner, voire les anticiper. Ce qui est impossible dans une voiture lorsqu’on est en butte aux chaos de la route et aux forces centrifuges dans les virages. Je suis donc, sans le savoir, bien préparé pour affronter cette mer agitée.
Mais au fait quelle est la vraie raison de cette petite expédition en terre lointaine ? Le but de la traversée est l’ile de Port Cros, intéressante en elle-même certes, mais guère différentes des belles régions que nous avons parcourues Tout ce tralala pour ça, bizarre. Etait-ce seulement du banal tou-risme ? Les pensées du chef sont mystérieuses et insondables... mais pas tout à fait pour moi car j’ai des indices ! N’a-t-il pas souvent parlé de l’Ile du Levant, lors de conversations tenues à table dans la Petite Maison ? Cette île était le Paradis des nudistes, il ne s’en cachait pas, et trouvait cette pra-tique saine et recommendable. J’avais, de mon côté, pu mettre la main sur quelques revues naturistes qu’il s’était procurées. N’y figuraient que des photos de belles femmes, jeunes et plantureuses, dans des poses parfois lascives, le phantasme du père Ollive. Ni Mam, ni Popo ne pouvaient prétendre à une telle plastique, limite poupées gonflables. Et pour avoir fréquenté un jour une plage naturiste, j’ai pu constater que ces spécimens de rêves sont rarissimes et l’ensemble de cette population de nudistes renvoie à une image de l’humanité à la fois réaliste et peu motivante. L’humain se dégrade vite, Ronsard avait raison - si l’on veut cueillir la rose juste éclose il ne faut pas traîner. Rien de bandant devant ces chairs flasques, ces seins qui tombent, les fesses en débandade, ces ventre plissés et ces pubis abondamment poilus... Rapidement on n’y fait plus attention. En restant dans la rubrique jolies femme j’avais pu remarquer que le père Ollive aimait, s’il en avait l’occasion, mitrailler les femmes, jeunes de préférence. Il gachait allègrement la pellicule, lui si radin pour les autres sujets hormis les photos documentaires de montagne. Ses photos représentaient des femmes habillées cela va de soi, mais qui pouvaient laisser deviner un joli cul sans doute agréable à lutiner ou des poitrines tentantes à palper, en somme des personnes faciles à déshabiller mentalement.
Revenons donc à l’Ile du Levant, terrain essentiellement militaire mais dont une partie est ré-servée au naturisme L’Ile du Levant fait partie des iles d’Hyères et elle est toute proche de l’île de Port Cros où nous allons débarquer. Cqfd ! Le paternel prenait ses marques pour y venir une autre fois. Pour moi c’était la justification de cette balade.
Le temps nous fut compté pour explorer l’île à pied (voitures interdites). Le ciel grisailloux, la mer sombre couverte d’écume et les pins geignant tristement sous les rafales de vent n’ont vraiment pas mis l’île en valeur. Se mettre à poil ici, horreur ! La vision abominable de Bious, quelques anné es auparavant me revint en mémoire.
Après une seconde nuit passée au camping du berd de mer nous avons cinglé - façon de parler - vers Monaco, autre pays de riches s’il en est. Peu importe, nous étions intéressés au plus haut point par deux curiosités de la Principauté : le jardin exotique et le musée océanographique. J’en bavais d’avance de curiosité. Voilà enfin du solide à se mettre sous la dent.
Monaco grouillait déjà d’un monde cosmopolite. Le jardin exotique m’a vraiment charmé avec ses immenses cactus cierges ou ses énormes coussins de belle-mère, similaires mais infiniment plus développés que ceux de mon petit jardin exotisue à moi, largement achalandé par Mam. Toute la différence entre le zizi d’un bébé et l’espèce d’énorme phalanstère entrevu à Bious un soir d’été par brouillard crépusculaire (voir plus haut). Ces êtres exceptionnels ont eu l’honneur de quelques clichés, tant en noir et blanc avec mon précieux 6x9 rudimentaire, qu’en diapositives rutilantes qui nous feront rêver l’hiver suivant lorsque les images seront projetées presque grandeur nature au cours d’une séance photo dans notre Petite Maison, et attendue avec impatience.
L’autre surprise fut le musée océanographique de Monaco. Le musée de la mer de Biarritz que je connaissais paraissait bien malingre par comparaison. Ici c’est un éblouissement de fonds marins reconstitués dans lesquels circulent des espèces étranges, extraordinaires et souvent de taille respec-table. Ces aquariums hors normes m’ont fait penser tout à coup à mon modeste aquarium peuplé de tritons et de cyclopes récoltés dans le jardin de la Petite Maison ou plutôt dans la mare quasi perma-nente qui occupe le fond de la « piscine » (grand trou rectangulaire, résultat d’un projet avorté de piscine privée, faute d’accompagnement parental).
Le camp fut ensuite monté à Menton d’où nous avions pu voir pour la première fois un petit bout d’Italie. Le camping était sale, poussiéreux, inconfortable, bruyant et en pente. Durant la nuit une tente voisine des nôtres a été vandalisée au rasoir. Ambiance.
La progression vers l’Est se termine ici. Il faut songer rentrer à la maison. A bride abattue ? A marche forcée ? Que nenni, il y a encore de belles choses à découvrir. Autant à l’aller l’impasse a été faite sur moult monuments et villes comme Montpellier, Marseille, Nice... autant au retour va s’égrener un chapelet de curiosités et merveilles. Les photos ramenées en témoignent.
L’énumération qui suit ne respecte pas forcément l’exact itinéraire suivi, mais peu importe, l’essentiel est le souvenir que nous en gardons. Nice est évitée en passant par une route en corniche splendide. A La Turbie nous faisons une courte pause pour admirer l’ancien monument romain, le Trophée d’Auguste, qui a certainement servi de carrière de pierres au cours des âges. Il est néan-moins impressionnant et évocateur de la puissance de l’empire romain. Les romains... nous n’avions pas fini de rencontrer des témoignages de la civilisation gallo-romaine, nombreux dans cette région du sud-est de la France.
Après un trajet long et fastidieux nous atteignons Arles . Visite des arènes. Construites il y a près de 2000 ans elles sont encore opérationnelles (la ville d’Arles date de plus de 2500 ans). Nous en faisons le tour en courant sur les gradins. L’idée qu’il y a 2000 ans des gens pouvaient également gambader sur les mêmes pierres donne le vertige.
Plutôt que passer la nuit suivante dans un camping arlésien, surpeuplé en cette saison et échaudé par l’insécurité de celui de Menton, le paternel a l’idée géniale d’aller poser le tentes en Camargue. Camargue, mot magique qui fait penser aux flamands roses, aux taureaux sauvages et à bien d’autres choses. Las, la nuit passée sur le rivage d’un vaste étang fut encore pire que la première nuit d’Estartit. Là aussi il eut été judicieux de penser que Camargue est synonyme de nombreux étangs, et conjugués avec le soleil d’été cela créait un paradis pour les moustiques. Ils ont commencé à attaquer pendant le repas du soir. Ils sont ensuite facilement rentrés dans les tentes et même dans les sacs de couchage ! Maudite soit cette Camargue.
Levés tôt pour fuir cette calamité, nous nous sommes enfuis sans prendre le petit déjeuner, ce qui ajouta à la mauvaise humeur ambiante. Le petit déjeuner sauté fut remplacé par un pique-nique sous les remparts d’Aygues-Mortes, un lieu qui fournit la preuve que les terres gagnent sur la mer et non l’inverse comme on nous bassine aujourd’hui. Au Moyen-Âge Aygues-Mortes était un port ; il s’ensabla peu à peu et il est aujourd’hui perdu au milieu des terres, loin de la mer.
Réconfortés par le pique-nique nous filâmes visiter les deux curiosités de Nîmes, les arènes qui me semblèrent plus grandes que celles d’Arles, puis la Maison Carrée, ancien temple romain.
La nuit suivante se passa à proximité de l’extraordinaire pont du Gard, vestige prodigieux de l’incroyable aqueduc qui apporta l’eau à Nîmes. Depuis le camping (sauvage ou privé je ne me sou-viens plus) nous pouvions admirer cette structure, déjà mise en valeur la nuit par des projecteurs. En ce temps-là ce puissant aqueduc servait aussi de pont routier. S’il avait perdu son usage premier il avait encore une utilité pratique en permettant aux véhicules de traverser le Gardon. De nos jours, victime d’un tourisme échevelé, il est séquestré dans un périmètre interdit avec parking obligatoire payant. Lui si vivant pendant des siècles est réduit à un tas de pierres inertes et inutiles, un fossile qui rapporte de l’argent ; encore faudrait-il qu’une part de ce pactole soit consacré à la surveillance et l’entretien de ce monument. Est-ce si sûr dans ce pays d’assistés ?
En 1955 il était possible d’explorer tous les étages du monument. Ce que nous fîmes sans nous faire prier. Le père Ollive fut tout fier d’être traité de jeune homme (il avait 44 ans) par une « vieille » rombière (de 45 ans maxi).
Je pensais que ce fabuleux pont du Gard serait l’apothéose de ce voyage au long cours 1955, rempli de souvenirs inoubliables. Mais il restait encore des choses à voir et pas des moindres, de celles qui vous donnent envie de repartir en voyage...
La route du retour passait par Carcassonne, que j’avais surnommée « le pays où les morts font du bruit ». A l’époque je ne savais pas qu’il pouvait exister en France un endroit ressemblant de près ou de loin aux lieux et constructions décrits dans mon livre favori « Contes et Légendes du Moyen äge ». Pourquoi cette période fascine-t-elle les enfants plus que toute autre ? Je n’ai pas la réponse. Je sais simplement que j’aurais aimé vivre au Moyen-Âge sans pouvoir expliquer exactement pour-quoi. J’ignorais évidemment les conditions de vie rudes de cette époque et n’en connaissais que l’imagerie séduisante dispensée par les livres pour enfants : chevaliers, armures et côtes de maille, belles dames, tournois, beaux châteaux, vertes campagnes, forêts giboyeuses.
Mais en fait la réalité c’était plutôt Anne, ma soeur Anne ne vois-tu rien venir ? La pauvre Anne gringonait toute la journée dans un château froid et crasseux, préparait la bouffe que personne ne mangeait, pendant que le preux chevalier courait de conquêtes en conquêtes, féminines la plupart du temps, imitant par là-même le roi de l’époque. Il y avait les serfs bien sûr, mais ils se fondaient dans le paysage, courbés sur le labeur imposé par la terre nourrissière, si pauvres et si délaissés qu’il était impossible d’entendre leurs plaintes car ils acceptaient leur sort misérable avec fatalité et ne disaient rien. Ils n’avaient pas les mots pour en parler. Je fus stupéfait de découvrir un jour que je descendais d’une famille de simples laboureurs de père en fils durant des siècles et qui ont vécu cette pauvreté extrême (les Olivier de Mayenne). Au fil du temps l’horizon s’était éclairci. Puisse l’âme de mon arrière-arrière grand-père, qui ne savait ni lire ni écrire, trop occupé aux champs, retrouver paix et sérénité en considérant ce à quoi l’un de ses lointains descendantsa a eu la possibilité d’accéder.
Vue de ses remparts l’architecture de Carcassonne est tellement réaliste (merci Mr Viollet le Duc) que je m’attendais à tout instant à voir surgir un soldat du Moyen-Âge, armé de pied en cap et l’estoc à la main. Quelle visite ! Quel bonheur !
Et ce n’était pas fini, il restait un dernière surprise, et pas des moindres, le Mas d’Azil !
Du Moyen-Âge nous passions à la préhistoire en ce lieu singulier de l’Ariège. On pourra dire que cette « bambée », inaugurée sous le signe de la colère et des contraintes mal comprises aura été bénéfique à plus d’un titre. Dans un sens il aurait été dommage de lézarder à Estartit alors que de telles merveilles attendaient notre venue. Nous avons eu la chance de bénéficier d’une visite guidée très instructive. Nous avons appris qu’à l’époque des aziliens, 8000 ans avant notre ère, il n’y avait ni route ni voitures et pas de chauffage central en hiver. Qu’ils s’habillaient de peaux de bête et qu’ils devaient affronter, sans le moindre fusil ni canon, une campagne infestée d’animaux dangereux très friands de la chair fraiche azilienne, . Qu’ils ne se mariaient pas. Les hommes sautaient les femmes qui leur plaisaient, de préférence quand elles se penchaient pour puiser l’eau à la rivière et laissaient paraître leur postérieur rebondi. C’était les femmes qui s’occupaient des enfants pendant que les homme chassaient ou sautaient d’autres femmes. Ce sont elles qui entretenaient le feu et préparaient les repas. Beau partage des tâches, jamais remis en question pendant des millénaires, semble-t-il. Mais au fait, où le guide avait-il appris tout ça ? Qui avait inventé cette histoire ? ne serait-ce qu’invention ? De nos jours l’homme conduit la voiture, laisse sa femme s’occuper des enfants et de toutes les merdes du foyer pendant qu’il saute d’autres femmes. En 10000 ans nous constations avec surprise que rien n’avait véritablement changé depuis ces temps anciens. C’était rassurant d’une certaine façon, ils nous ressemblaient ces lointains ancêtres, c’était déjà des humains comme nous!
C’est sur ces idées rassurantes que nous avons embarqué pour la dernière étape, celle où il n’y aura pas de tentes à monter. Notre Petite Maison, en dur celle-là, le jardin où l’herbe a poussé et les fruits ont mûri sur les arbres fruitiers. J’avais l’impression d’être parti depuis un siècle, alors que résonnaient encore dans le garage l’écho des cris et hurlements du départ.
Naturel et sans débordements le chat de la maison, Mouquet, lâchement abandonné pendant près d’un mois, est venu se rendre compte de la réalité de notre retour. Il n’a pas maigi, ce qui est rassurant.
J’ai eu le temps d’aller embrasser ma grand-mère Blanche, ma marraine, et de lui faire un ré-sumé de notre voyage. Nous ne lui avions envoyé aucune carte postale ni écrit de lettres et comme elle n’était pas encore équipée d’un téléphone...Blanche vivait seule dans sa grande maison depuis des années (1948), ma mère la détestait et ne manquait jamais de le faire savoir de vulgaire façon, son fils attendait l’héritage pour arrêter de travailler, je n’ose écrire avec impatience. Encore deux ans et demi, patience. Et moi je détestais les familles qui ne respectent pas leurs anciens, quelles que soient les raisons de leurs différends.
Et Mamie dans tout ça, la mère de Mam ? Elle était seule elle aussi depuis le décès d’Alexandre en 1952. Sa fille Maïté lui a-t-elle envoyé la moindre carte postale ? Je ne me vois pas en train de cosigner une telle missive. Il n’y eut pas de « corvée » cartes postales au cours de ce voyage. Pour une absence aussi courte à quoi bon ? La carte postale serait arrivée après nous se justifient les enfants indignes de nos grands-parents, pourtant eux-mêmes parents. Quel exemple déplorable pour nous quatre.
En conclusion qu’ai-je retiré de ce voyage aussi extraordinaire que peu banal ? J’écris pour moi car j’ignore ce qu’a représenté cette expédition pour mon frère et mes soeurs. Il se sont peu exprimés là-dessus.
Fut-ce une rupture comme il est courant de dire aujourd’hui à tout bout de champ ? Peut-être pas, la vie reprit son train train habituel, chacun plongé dans ses occupations, heureux de pouvoir à nouveau s’y consacrer.
Christine va continuer à lire ses bd, se pomponer et courir les garçons du quartier malgré la fureur et les interdictions de son père qui la voyait déjà fille-mère ou pis devenir une pute comme il le lui dit crûment à table devant tout le monde. Il faut reconnaître que pour le paternel le monde était sans nuances, blanc ou noir, Vous les garçons, si vous ne travaillez pas [à l’école] vous finirez sous les ponts ou dans le ruisseau. Pour vous les filles ce sera le trottoir. Effrontément Christine répondait invariablement qu’elle trouvera un riche prince charmant qui l’entretiendra. C’était le prélude à une conversation sulfureuse que la décense m’interdit de transcrire ici. Sa mère essayait d’intervenir avant l’acte final qui se passait dans le bureau du père, derrière une porte close.
Quelles étaient en ce temps-là les activités habituelles des « petits » Pierre et Hélène ? Les « grands » auraient été bien incapables de répondre si d’aventure on leur avait posé la question. La plupart du temps ils ignoraient les petits. Quel intérêt ? Elèves en primaire, alors que les grands... Hélène avec ses poupées, Pierre avec ses petits camarades de quartier et leurs occupations, si déri-soires pour nous les « grands ».
Au cours de notre éducation les parents s’étaient bien gardés de nous inculquer la notion du respect que l’on doit à son prochain, quel qu’il soit. Si nous croisions des randonneurs en montagne ils étaient ramenés au rang de « peigne-cul », idem pour les voisins immédiats de la propriété de la Petite Maison. Aucun n’avait eu grâce à leurs yeux, nous n’avions fait connaissance avec aucun d’eux durant notre séjour dans la Petite Maison. Notre père avait planté d’épaisses haies de bambons afin d’en être isolé. Quel dommage. Christine et moi, à 5 ou 6 ans, apprécions de converser avec Léa, venue du Vietnam avec le propriétaire du jardin potager longeant l’allée allant de la Petite Maison à l’Avenue de Lons. Cinquante ans plus tard j’ai découvert que ce propriétaire [Mr. Jourdan] a été un grand ami de Jacques Deprat, alias Herbert Wild, ancien géologue et écrivain dont parlaient souvent nos parents, surtout notre mère. Il avait été le compagnon de courses de notre père dans les années trente et fort apprécié de lui. En grandes difficultés financières après avoir été injustement éjecté de la Société Géologique de France qui l’employait il fut aidé par Jourdan qui lui procura un logement à Pau (Bd d’Alsace Lorraine), le temps que son travail d’écrivain le remette à flot. Jacques Deprat est mort dans un accident de montagne en 1935, mais Jourdan vivait toujours lorsque nous parlions à Léa. Pourquoi lui aussi fut-il mis au rang des voisins toxiques ? Voilà l’ambiance dans laquelle nous vivions en ce temps-là, et les belles occasions perdues.
Quant à moi j’étais heureux de retrouver la plupart des pensionnaires de mon aquarium toujours vivants, je pouvais me plonger à nouveau dans ma passion pour la photographie en travaillant sur les clichés pris durant ce voyage, j’allais reprendre mes pointages météorologiques et mes modestes observations astronomiques (mouvement des étoiles dans le ciel, suivi des tâches solaires). En certaines saisons, tous les soirs au moment de m’endormir, je pouvais voir de mon lit la constellation des Pléiades et penser à d’autres mondes où des familles comme la nôtre voyageaient elles aussi. J’étais heureux et satisfait de reprendre langue avec mes « hobbies ».
Pour moi une chose était certaine. Malgré la rudesse des conditions du voyage auxquelle je ne m’attendais pas, j’ai eu la satisfaction d’élargir mes horizons habituels qui se limitaient à ma ville et ma campagne béarnaise et toujours, me semblait-il, aux mêmes montagnes pyrénéennes. Voir enfin la Méditerranée, la Grande Bleue et les incomparables paysages de la Côte d’Azur, réaliser que dans ces pays les cactus peuvent devenir gigantesques, voir et toucher des réalisations humaines que je pensais réservées aux livres, à savoir les arènes romaines, le pont du Gard, Carcassonne. Les voir « pour de vrai » fut un stimulant prodigieux de mon imagination, à tel titre que ces émotions m’habitent encore. La brève incursion dans la préhistoire au Mas d’Azil fut une sorte de coup de grâce. Bien sûr, à treize ans on sait qu’il y a une préhistoire, que des humains ont vécu avant nos périodes historiques dûment répertorées et documentées, mais il demeure un mystère pesant sur leurs conditions de vie et ce qu’ils pouvaient avoir dans la tête tellement leur existence était précaire et leur vie courte, au vu de ce qu’ils nous ont laissé, c’est à dire presque rien. Nous étions transportés dans des voitures confortables et rapides, nourris à satiété, logés avec tout le confort et tout le temps à nous plaindre ; et eux à pied (nu), mal équipés et armés, en concurrence avec des fauves dangereux pour la nourriture, pas d’épiceries, pas de frigo, que mangeaient-ils au petit déjeuner ? Comment élevaient-ils leurs enfants ? Les faisaient-ils voyager ? Allaient-ils à l’école ? Quel luxe ce XXème siècle ! Que s’est-il passé entretemps pour que nous puissions bénéficier de tels avantages ?
J’avais donc substentiellement enrichi ma « base de données » pour en faire un solide viatique pour ma vie future. Ce savoir-là ne s’apprend pas à l’école. Quelle satisfaction de se sentir moins « bête ». En ce sens ce voyage fut un succès pour moi.
Mais malheureusement il fut paradoxalement un révélateur de la vie réelle de ma pauvre mère au quotidien dans la Petite Maison de Pau et qui nous était masquée par la force de l’habitude, le train train de chacun où tout semblait réglé de façon intangible et pour le mieux. Au cours de ce périple, le fait d’être entassés tous les six dans un espace réduit agit comme une loupe grossissante sur la réalité et le comportement de chacun, tous les navigateurs au long cours sur un petit bateau l’ont remarqué. Mais pas toujours dans le sens que l’on croit.
Ainsi la rubrique disputes/colères a été assez pauvre, Dieu soit loué. Il semblerait que par un accord tacite les sujets épineux aient été évités. Si l’on ajoute à cela l’effet hypnotique et relaxant d’un voyage en voiture, les préoccupations permanentes qui accaparent l’esprit, il ne reste ni le temps ni l’envie de dérouler l’éternel tapis de griefs. Le voyage aura eu un effet détoxifiant sur les parents, au grand bénéfice des enfants, évidemment. Si, dans le minuscule espace de la 203 une colère comme celles qui se produisaient régulièrement dans la Petite Maison avait éclaté, nous serions tous morts. A la fois de terreur et à cause d’un platane malencontreusement placé sur la trajectoire de la bagnole, devenue folle elle aussi !
Durant les trajets c’était le chef aux commandes et Mam comme navigatrice en chef. Grâce à elle nous ne nous sommes jamais égarés. Réseau routier et signalisations n’avaient rien à voir avec ce qui paraît naturel aujourd’hui. Quand il fallait se renseigner auprès des naturels du pays c’était toujours Mam qui engageait la conversation. A l’arrière les enfants rongeaient leur frein et fermaient leur gueule. Interdiction de se plaindre, interdiction de la moindre suggestion sur la conduite de la voiture, l’itinéraire, le temps qu’il faisait etc. seules les pauses pipi-caca étaient prioritaires et au début chacun y allait de sa pause prioritaire personnelle, comme à la maison. Nous avons été priés de synchroniser nos besoins ! Faire comme les nones qui ont leurs règles en même temps dans leur couvent ! Et le reste c’est synchronisé ? Diable diable ! Et voilà comment l’on découvre l’un des charmes caché du voyage en famille dans une minuscule capsule spatio-temporelle sans toilettes. En embarquant nous n’avions pas eu conscience de cette discipline du contrôle lucide des sphincters qui nous serait imposée. Cela n’allait pas de soi, surtout pour les petits. Mais finalement tout s’est arrangé par la mise en place de pauses systématiques, besoins ou pas. Il y eut quelques petites colères à cause du rouleau de papier-cul égaré sous les sièges, des petites culottes mouillées, mais rien de grave, Mam était là pour y subvenir, comme d’habitude.
Et comme d’habitude, c’est notre mère qui se tapait toutes les besognes ingrates, et elles étaient nombreuses. Dans la vie courante de la Petite Maison elles passaient relativement inaperçues. Pen-dant que les enfants étaient à l’école et le père dans son bureau à faire des cocottes en papier `[là je suis méchant], ou du moins à faire travailler les autres et filer dans la soirée voir sa dulcinée qu’il s’enfilait une ou deux fois par semaine. De préférence par derrière afin d’admirer son membre pro-digieux en activité, le sien évidemment, et accessoiremnt le trou du cul de sa belle, la vision et le viol de cette intimité l’excitant au plus haut point. Il se sentait alors le maître du monde et oubliait toutes ses vicissitudes. Les hurlements de plaisir de sa partenaire la tête posée sur le traversin, les mains à plat, les reins cambrés et le cul en l’air le confortaient dans sa certitude qu’il était le meilleur des hommes et que les autres, y compris cette femelle en rut, n’existaient que pour satisfaire sa volonté de puissance, rien que ça. Alors foin des vicissitudes d’une vie de famille qui le reléguait au rang de simple père fouettard radin affublé d’une femme qui ridiculisait ses penchants érotiques.
et de retour dans la Petite Maison mettre ensuite les pieds sous la table à l’heure du dîner.
Durant la journée qu’en est-il de Mam, de ses activités, elle qui ne « travaillait pas » et donc était censée se rouler les pouces pendant que le père de famille vaquait à de « nobles taches » pour soi-disant assurer et que les enfants usaient leur fonds de culotte sur les bancs de l’école ?
La première levée c’était Mam. Avant toute chose elle devait réactiver l’antique cuisinière à bois de la cuisine. Elle fonctionnait toute l’année pour fournir à la demande chaleur et eau chaude. Nous ne sommes pas chez Néandertal mais au 20ème siècle. Or ici ni chauffe-eau ni gazinière. Pendant que le petit déjeuner réchauffe, elle va secouer les dormeurs, débarbouiller les petits et surveiller ce que font les grands pour qu’ils partent propres et bien coiffés et pas habillés et chaussés n’importe comment.
Dans une maison devenue calme il s’agit de faire les lits tout d’abord, laissés dans le plus grand désordre, après avoir aéré draps et couvertures. Le ménage ensuite, obligatoirement quotidien, avec pour seules armes un balai (pas d’aspirateur), des serpillères, une tête de loup... tout doit y passer : chambres, séjour, cuisine, salle de bain, escaliers. Vient ensuite la vaisselle sale de hier soir et du petit déjeuner, vaisselle nettoyée à la main dans l’évier de la cuisine (pas de machine), avec l’eau chaude puisée au réservoir spécial de la cuisinière. Et ne pas oublier deux ou trois fois par semaine de vider les poubelles dans un coin discret de la propriété, ce qui suppose traverser un champ d’herbes hautes, jamais entretenues et humides la plupart du temps. [C’était au temps où cette zone était à la périphérie de Pau, en pleine campagne en fait. Le ramassage des ordures ménagères n’intervint que dans les années soixante].
L’hiver c’était toujours elle qui se chargeait de l’entretien de la chaudière à charbon, pour l’alimenter et évacuer les cendres, surveiller la circulation de l’eau chaude, purger les radiateurs etc... S’il fait froid dans la maison c’est elle qui se fait engueuler.
Et dans une famille de six personnes le linge sale s’accumule de façon récurrente, inexorable. Et la seule personne qui doit tout faire pour éviter de crouler sous des tonnes de linge sale est notre mère. Son outil de travail est un lavoir antique en béton, partie intégrante de la Petite Maison, com-portant deux bacs et un plan incliné pour nettoyer le linge. A l’eau froide ! Pour les linges sales ré-calcitrants elle utilisait une lessiveuse, antique elle aussi, chauffée par un réchaud à pétrole. On n’était pas loin du lavoir municipal installé au bord du ruisseau voisin avec ses lavandières munies d’un battoir et penchées sur leur ouvrage, leur pénible ouvrage, rien de sexy là-dedans. Elles parais-saient toutes vieilles avant l’âge.
Et venons-en maintenant à l’objet du scandale, de la honte, de l’abandon, de la calomnie et j’en passe : les courses. Mam doit « faire tourner la barraque » et pour cela l’approvisionner avec les choses nécessaires à la vie de toute la famille : nourriture, produits d’entretien, vêtements des uns et des autres, produits d’intérêt général tels draps et couverture, rideaux, tentures, tapis, couvre-lit, que sais-je, les sujets ne manquent pas dans une maison abritant six personnes, plus le chat de la famille dont il faut aller quémander la nourriture au boucher du quartier qui fournit gratuitement abats et « mou » (poumons). Pas de Whiskas ou de KiteKat en ce temps-là, le budget bouffe n’y suffirait pas de toutes façons. Et si le pauvre chat crevait la dalle, il n’avait qu’a chasser - ce qu’il était obligé de faire lorsque la famille partait en vacances.
Malgré tout Mam aimait sincèrement les animaux. Vingt ans après elle parlait encore avec émotion de Jip, un chien exceptionnel de Marraine. Rien de tel chez le paternel - quoiqu’il en dise - n’a-t-il pas un jour fait mettre bas prématurément une pauvre chatte qu’il avait jetée par la fenêtre ? Ou un chat qu’il avait enfermé dans une malle remplie de grains et grouillant de souris. Con à ce point c’est grave.
Mam doit donc aller en ville faire les courses. Son budget est serré. Le maître ne lui alloue que ce qu’il estime être nécessaire. Mais qu’en sait-il ? Il n’a jamais fait de courses de sa vie et s’en garderait bien. Pas assez noble pour lui... Le maître sait. Il sait que lorsque Maïté s’est mariée avec lui elle était si pauvre que son trousseau se ramenait à très peu de choses. Quelques maigres oripaux et quelques souvenirs personnels. Tandis que lui, fi-fils à sa maman, il amenait dans sa corbeille une belle villa toute neuve et meublée, plantée dans un grand terrain, un champ comme nous disions, une belle voiture dernier cri et une garde-robe de nabab. Chez les Froment [famille d’origine de sa mère] n’avaient de valeur et d’intérêt que ceux qui pouvaient se revendiquer d’une fortune personnelle. Malgré ses déboires familiaux avec le père de son fils, modeste et sans fortune, sa mère continuait à transmettre ce critère rédhibitoire : pas riche donc pas bon. Et vlan sur la belle-fille de modeste extraction, la voilà estampillée pauvre donc pas bonne. Imprégné de cette culture discriminatoire le fi-fils à sa maman fit sien ce critère et considéra la mère de ses enfants comme une simple bonne à tout faire (une « bonniche ») durant tout le temps où dura leur union officielle (1938-1967). Son Cahier Vert, rédigé en 1967, est sans ambigüité sur cette question. Et de là à la charger de tous les défauts il n’y a qu’un pas qu’il a franchi allègrement. Non que Mam soit exempte de défauts, mais c’est vraiment vicieux de lui trouver des défauts imaginaires ou de tordre la réalité et de transformer ses qualités en défauts.
Il avait donc tous les droits sur elle, car, pauvre, elle ne valait donc rien et son seul projet était, selon lui, de lui bouffer la laine sur le dos, en d’autres termes le ruiner.
Et le voilà, tous les matins, satisfait et fier de lui, qui fait chauffer consciencieusement la berline qu’il utilise pour le transporter sur son lieu de travail, à quelques kilomètres seulement. Et Maïté et ses courses ?
Qu’elle se démerde. Je distribue le fric et puis quoi encore ? Il ne veut rien voir ni savoir. Mais à midi et ce soir vers 20 heures il sera là, et critiquera éventuellement le menu, les dépenses, selon son humeur qu’il faudra supporter.
Mam n’avait pas de voiture à sa disposition, or c’est elle qui devait transporter un maximum de choses. On peut considérer qu’en 25 ans elle a véhiculé de la ville au domicile plus de 80 tonnes de victuailles et autres nécessités. Valeur basse selon moi. Elle ne possédait pour cela qu’une modeste bicyclette dont le dérailleur avait disparu depuis longtemps, mais construite en tubes Reynolds di-sait-elle fièrement. Je ne vois pas de sacoches sur cette bicyclette, Mam accrochait ses paniers au guidon, pas fameux pour l’équilibre de l’équipage. Sans compter les risques liés à la circulation. Elle fut projetée deux fois à terre, une fois par un bus, une autre fois par la voiture d’un conducteur pressé. Le centre ville et le marché étaient assez éloignés de la maison et les transports en commun étaient très rudimentaires. De l’Avenue de Lons il n’y avait qu’une seule ligne de bus qui desservait la place Clémenceau, elle-même à l’écart du marché. Mam y achetait l’essentiel des provisions de bouche pour la famille, lesquelles étaient à renouveler fréquemment car il n’y avait pas de réfrigéra-teur dans la Petite Maison, rien que de simples garde-mangers à température ambiante. On peut dire que durant son séjour dans la Petite Maison de 1938 à 1958 puis à El Patio de 1959 à 1967, Mam fit plusieurs milliers d’aller-retours en ville avec son petit vélo, toujours le même. Chagriné par cet état de chose et ayant déniché une 4CV d’occasion j’avais tenté d’initier Mam à la conduite automobile. En vain, après des décennies sur son petit vélo elle ne savait plus conduire autre chose.
Jamais de mémoire d’enfant ce père de famille imbu de sa personne et sa petite voiture à lui n’offrit ses services pour soulager Mam de ce pensum insupportable. Cela ne l’empêchait pas de critiquer l’addition sans jamais se renseigner sur le prix des choses.
Or, au marché, Mam discutait âprement les prix pour faire des économies, toujours des écono-mies, une obscession. Dans mes jeunes années il m’est arrivé de l’accompagner et j’ai pu voir avec quel brio elle savait faire baisser un prix. De cela le père Ollivier était bien incapable. Mam était constamment à l’affut des soldes, pour les vêtements et le linge de maison par exemple. Le magasin Dinand, proche du marché reçut souvent sa visite. Elle « faisait des affaires » indubitablement, mais parfois un peu trop, par excès de zèle économique partant d’une bonne intention. Résultats : pro-chain repas familial gâché par des hurlements à connotations économiques, les enfants étant pris à témoin. A témoin de quoi ? Nous n’y comprenions goutte et ce d’autant qu’immanquablement la conversation dérivait avec violence sur des allusions à des faits que nous ignorions.
Cette histoire a commencé avec une dispute entre les parents et elle finit de même. Ils ont tous les deux pourri la vie de leurs enfants. Lesquels abordaient les moments du repas, qui auraient dû se passer sous le signe de la convivialite et du partage, avec anxiété, voire plus. Nous redoutions par-dessus tout la phrase ou le mot qui déclancherait les hostilités. Il nous est arrivé de nous enfuir de la table familiale, désespérés, pour nous réfugier dans un coin de la maison, loin du vacarme, des in-jures, des noms d’oiseau balancés sans vergogne et sans pudeur en notre présence muette. Attitude irresponsable d’adultes immatures . Nous voulions fuir cet enfer, et pendant que les assiettes volaient bas dans la salle à manger, nous rêvions de fuite, d’une autre famille, imaginions une stratégie pour nous faire adopter ailleurs, nous rêvions de leur échapper à tout jamais. Nous commencions à les détester, n’arrivant pas à faire la part des choses entre les torts de l’un ou l’autre.
Je n’ai toujours pas compris un tel laisser-aller obscène, cet exhibitionnisme de leurs pires travers, cette caricature d’humanité, cette violence incontrôlée. C’était là une forme détournée de la pire pornographie qui soit.
La lessive qui sèche