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Jean M. Ollivier | all galleries >> Galleries >> Climbing and skiing in Pyrenees in the '30s > Quairat, versant Ouest
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Août 1937

Quairat, versant Ouest

Pyrenees

UNE COURSE DANS LE BROUILLARD
Face sud-ouest du Quaïrat (20 août 1937)
(3059 m)
Robert OLLIVIER

Nul n'ignore les pernicieux effets du brouillard en montagne. Quel alpiniste, ainsi aveuglé, n'a pas maudit ce voile impénétrable que son instinct, sa connaissance du terrain ou sa boussole ne suffisent pas toujours à déchirer? Un excursionniste de ma connaissance a déclaré qu'il le préférait à la pluie. Sur un sentier, je veux bien ; mais dans une région complexe, coupée d'à-pics, de ravins enchevêtrés de vallons qui se ressemblent étrangement, je préfère au brouillard la pluie la plus abondante. Cependant je ne me suis sérieusement trompé dans la brume qu'une seule fois. Mais cette unique erreur s'avéra si énorme, que j'aurais été moins vexé de m'être trompé plus souvent et dans de moindres proportions. De la montagne, on a toujours quelques bonnes leçons à recevoir ; surtout des leçons d'humilité. Quel que soit le nombre et la qualité des courses qu'il a accompli, nul grimpeur ne peut se croire un jour un maître infaillible. Si la montagne cède quelquefois à mes désirs les plus prétentieux, elle sait aussi affirmer sa puissance et prendre sur nous des revanches éclatantes. Sa vengeance n'est pas toujours cruelle. Elle se contente souvent de souffleter l'orgueilleux en le précipitant dans les pièges pleins de malice. Qu'on en juge.

A la fin du mois d'août 1937, nous campions sur les bords du lac Saousat dans le cirque d'Espingo. Un brouillard épais, ce matin-là, ensevelissait lac et rochers. On n'y voyait pas à dix mètres autour de la tente. Le double-toit suait l'humidité goutte à goutte et un clapotis monotone tintait dans les rigoles creusées autour de notre abri. A 8 heures, l'éclaircie souhaitée ne s'était pas produite et Tony et moi nous jetâmes l'un à l'autre un regard dépité. Aujourd'hui, pas d'escalade au soleil sur le bon granit. Aujourd'hui, inaction complète sous notre toile, à fumer des cigarettes ou à manger du chocolat, en grognant d'impatience. Nos deux compagnes, ma fiancée et sa soeur (Maïté et Hélène Cabanne), exhibaient au contraire un air assez satisfait. Pas très vaillantes ce matin, elles bénissaient - du fond du coeur - cet opportun brouillard, qui allait leur procurer une journée de repos. Nous devinions cet état d'esprit et, de ce fait, nous enragions davantage.

A 8 heures trente, situation inchangée; mais il nous sembla deviner - simple illusion - que le soleil essayait de percer l'épaisse couche de brume. "Oh! Tony, m'écriai-je, il doit faire beau au Portillon ; enfilons nos souliers et allons voir." Et, quelques minutes plus tard, nous partions sur le sentier du refuge du Portillon.

Là-haut, le brouillard se révéla aussi dense. Nous entrâmes dans le refuge, avec l'idée que la journée était bien perdue. Nous trouvâmes là toute une bande de camarades palois, prêts à s'attabler devant un repas plantureux. Ils nous invitèrent aimablement. Nous étions donc attablés devant un pantagruélique plat de nouilles quand soudain, jetant un coup d'oeil dehors par l'étroite fenêtre voisine, il me sembla qu'une décharge électrique me parcourait le corps : le brouillard était rentré dans le néant. Sous mes yeux, la face sud-ouest du Quaïrat - notre projet pour aujourd'hui ? resplendissait au soleil de toute sa paroi fauve de beau granit. Je bondis: 'Tony, en route !" Tony avala de travers la bouchée qu'il mastiquait avec soin, faillit s'étrangler en voulant vider son assiette avant de partir, mais, compagnon toujours fidèle, il était sur mes talons quand, cinq minutes après, plantant là repas et camarades, je franchis le seuil du refuge et allongeai le pas vers la Face...

Il était bien 13 heures 30 et le brouillard, 10 minutes plus tard, nous avait de nouveau enveloppés ; mais nous étions remontés à bloc, et ce jour-là il fallait, coûte que coûte, que nous fissions une bêtise : c'était écrit ! Une dernière éclaircie, en nous permettant de repérer la cheminée de départ, nous jeta définitivement dans la gueule du loup. Une fois dans la paroi, le brouillard ne devait plus nous gêner; la voie sud-ouest du Quairat est d'ailleurs très évidente.

La roche est mouillée ; nous gardons les souliers. Et, pendant deux heures, nous ramonons des cheminées, passons un assez joli surplomb, remontons vers le haut un profond couloir très facile qui nous conduit à la crête faîtière, à quelques pas au sud du sommet.
Nous sommes à peine installés depuis quelques minutes sur le fameux bloc sommital, qu'un grondement lointain nous fait dresser l'oreille. J'ai déjà, en 1933, essuyé un orage sur la cîme du Quaïrat. Nos piolets, les clous de nos souliers, nos cheveux même, bourdonnaient comme un essaim d'abeilles. Chaque pointe de granit grésillait étrangement. Ce fut au milieu de ce concert méphistophélique que nous nous enfuîmes. Peu soucieux de recommencer l'expérience, je donne, une fois de plus, le signal d'un départ précipité. Les grondements se rapprochent. Nous bondissons vers le nord sur l'arête étroite, que je connais bien, l'ayant parcourue trois fois. J'identifie très bien tous les détails de sa partie étroite. Bientôt elle s'élargit en large croupe. C'est le moment de la quitter pour nous mettre à l'abri de la foudre. Nous dévalons donc vers la gauche, sur le versant d'Espingo.
Après une pente d'éboulis assez longue, nous tombons en arrêt an bord d'un escarpement de vilaine apparence, aux roches arrondies se chevauchant comme les tuiles d'un toit. Nous obliquons à droite, afin de gagner la brêche nord du Quaïrat, d'ou la voie normale descend vers Espingo. Mais nous nous trouvons tout à coup à cheval sur une arête imprévue, de l'autre côté de laquelle se creuse un abîme vertical. Je commence à ne plus très bien comprendre. Nous revenons vers notre escarpement, nous disant qu'après tout, un ou deux rappels de corde nous tirerait d'affaire, le versant nord?ouest du Quaïrat n'étant pas très escarpé.
Nous ne trouvons aucune saillie de roc pour placer la corde. Qu'importe, nous avons des pitons et un marteau. Par une varappe délicate, nous descendons aussi bas que possible, puis, sur une corniche déclive, nous enfonçons un crochet de fer. La double corde semble aboutir à un vague replat. Tony descend et atteint la plateforme entrevue dans la brouillard. Il me hurle quelques paroles, d'où je conclus que la terrasse espérée n'est qu'imaginaire. Il quitte néanmoins la corde et me crie de le rejoindre. Lorsque j'arrive à sa hauteur je constate qu'il a les pieds et les mains sur des prises assez maigres et que, pour moi, il n'y a plus de place. Je reste donc en position de rappel et enfonce ainsi un autre piton, auquel je me suspends par un anneau, afin de rappeler la corde et de la passer dans le nouveau crochet ; cette fois la ficelle aboutit aux éboulis de base où nous prenons pied sans anicroche.
Le brouillard est toujours aussi épais : "Mais, dit Tony avec un gros rire, à moins de nous être trompés de vallée, comment n'arriverions-nous pas, maintenant, dans le fond d'Espingo ?" Nous avons, en effet, suivi une arête vers le nord ; nous l'avons quittée vers la gauche, donc vers l'ouest ; en descendant vers l'ouest, nous ne pouvons échouer qu'à Espingo. Enfin, en obliquant légèrement vers le sud, nous couperons forcément le sentier du Portillon, qui nous ramènera sans encombre à notre tente.
Forts de cette logique implacable, pressés par le temps, car il est déjà 17h30, nous dégringolons rapidement les pentes. Aux éboulis succèdent des pentes de hautes herbes toutes mouillées, qui achèvent de nous tremper les pieds et le bas des pantalons. Longtemps, dans des vallonnements tous identiques, nous descendons. Le jour baisse. Nous croyons reconnaître, à plusieurs reprises, la physionomie du paysage. Mais soudain, le sol s'effondre sous nos pieds : une barre rocheuse coupe la pente. Je ne me souviens pas de ce détail. Mais le terrain, dans celle région, est très accidenté ; cette particularité a dû nous échapper. Sans nous émouvoir, nous cherchons le point faible de l'obstacle. Nous le trouvons assez vite, mais, curieuse constatation, le passage est jalonné d'un cairn en haut, d'un autre en bas. Ces lieux seraient-ils habituellement fréquentés ? Dans mon subconscient, s'effectue un travail inquiétant : il me semble que j'ai déjà vu un passage exactement pareil. Où? je suis bien incapable de m'en souvenir. Mais il n'en manque pas, dans les Pyrénées, des cheminements de ce genre ; j'en ai peut-être vu un dans la Sierra des Encantats, on sur le revers sud des Monts-Maudits. Et, puis, nous répétons-nous pour nous rassurer, à moins de nous être trompés de vallée... Et nous rions de bon coeur à cette idée baroque .
Pas une seconde, le brouillard ne s'éclaircit. Après la barre rocheuse, nous descendons derechef des pâturages sans fin. Ressauts, mamelons, ravins se succèdent et la nuit approche. Elle est bien profonde, cette vallée d'Espingo...
Tout à coup la pente s'accentue un peu. Je m'engage dans un petit vallon traversé, 20 mètres plus bas, par un ruban plus clair que les herbes où nous pataugeons. "Ohé ! Tony, voilà le sentier du Portillon". Tony n'ose pas en croire ses oreilles; il s'approche, regarde le sentier, large et bien entretenu, puis il jette un regard circulaire: "Qu'est-ce que c'est que cette baraque'? demande-t-il". Hypnotisé par le sentier, je n'ai pas vu, sur la droite, des murs en ruine du plus sinistre effet dans ce tableau brumeux. Une baraque, sur le sentier du Portillon ? Je regarde d'un peu plus près, remarque un filet d'eau qui s'échappe d'un tuyau de fer et qui précise les réminiscences éveillées tout à l'heure par l'escarpement jalonné de cairns. Et, d'un seul coup, tous mes cheveux se hérissent de saisissement, de rage, d'humiliation et d'inquiétude : ah les compagnes que nous avons laissées à Espingo risquent bien de nous attendre vainement toute la nuit ! Ah nous pouvions rire, tout?à?l'heure, quand nous considérions comme étrange et ridicule de nous tromper de vallée ! C'est bien, cependant, ce qui nous est arrivé. Croyant descendre à l'ouest, nous avons marché vers l'est ; croyant regagner le fond d'Espingo, nous avons échoué dans le cirque du Lys. Et la baraque en ruine n'est autre que le refuge des Crabioules !
Le plus curieux de l'histoire n'est sans doute pas de nous être trompés aussi lourdement. Tous les montagnards qui connaissent le refuge des Crabioules savent de combien de ravins enchevêtrés et d'à?pics il est entouré. C'est un hasard bien extraordinaire, presque un miracle, que nous soyons tombés juste sur lui, alors que nous n'avions pas soupçonné un instant que nous descendions sur le versant du Lys.

En d'autres circonstances, l'aventure nous aurait paru plutôt drôle. Certes, il manquait au refuge les trois quart du toit. Certes, nous étions mouillés jusqu'aux os et la nuit menaçait de n'être pas très confortable. Mais nous en avions vu d'autres et cette erreur colossale nous aurait mis en joie, si, sur l'autre versant de la montagne, deux jeunes filles ne se demandaient pas, à la même heure, ce que nous étions devenus. Cette idée me tracassait tellement, que j'entraînai Tony dans une folle tentative. Devant le refuge des Crabioules passe un excellent sentier qui gagne le col de la Coume du Bourg, près de Superbagnères, et de là Espingo. Très gros détour, par une nuit qui s'annonçait noire comme de l'encre, alors que nous n'avions pas de lanterne, cet itinéraire nous aurait peut?être ramenés à Espingo vers 2 ou 3 heures du matin. Nous partîmes donc sur le champ. Mais l'obscurité grandissait. En traversant les environs d'une cabane de berger, autour de laquelle poussaient des sarous gigantesques, nous perdîmes le sentier. Nous revînmes, tête basse, au refuge.
Je ne sais comment nous réussîmes à faire du feu avec des brindilles mouillées et des bouts de papier humides qui traînaient, dans nos poches. Nous nous séchâmes à peu près complètement. Devant la flamme, assis sur deux cailloux, Tony et, moi retournions en vain le problème posé par notre fausse manoeuvre : "Comment, marchant sur une arête vers le Nord et tournant à gauche, donc à l'Ouest, avions-nous pu échouer à l'Est ?" Impuissants à résoudre ce rébus, impuissants à rassurer nos compagnes, nous nous étendîmes sous le bout de toit qui restait et peu à peu, vinrent la résignation et le sommeil.
La montagne se montra clémente. Le lendemain, à l'aube le brouillard était descendu au niveau du refuge. Une immense mer de nuages s'étendait à nos pieds. Le ciel très pur, encore parsemé d'étoiles, ranima notre ardeur et, nous fit oublier que nous n'avions plus rien à manger. A 5 heures 30 nous partîmes. Très rapidement, nous remontâmes les pentes en direction de la crête qui nous séparait d'Espingo. Le Soleil jaillit bientôt l'océan de brumes, qui miroita. avec magnificence. Comme tout, était beau, aimable, facile maintenant après la sinistre et, lamentable journée d'hier où nous sentions partout contre nous l'hostilité de la nature. Le Quaïrat, dès que nous le vîmes, nous livra même le secret du bon tour qu'il nous avait joué. L'arête nord dès qu'elle s'élargit, projette, à l'est, un contrefort secondaire sur lequel, dans le brouillard et pressés par l'orage, nous étions fourvoyés. Nos rappels de corde nous avaient déposés à quelques mètres au sud du couloir oriental de la brèche du Quaïrat. Une éclaircie d'une seconde nous aurait suffi, alors, pour retrouver le bon chemin.

Impatients de rassurer nos compagnes et nos camarades, nous marchions à une cadence accélérée. A 7 heures nous traversons la brèche du Quaïrat. A 8h20 nous trouvons le refuge d'Espingo très animé par la présence de nos camarades descendus du Portillon et, en pleine effervescence à notre sujet. A 8h25 nous dévorons force tartines de beurre devant deux soupières de café au lait. Et, je vous prie de le croire, il aurait été bien reçu, à ce moment-là, celui qui serait venu nous dire qu'il vaut mieux préférer, en montagne, le brouillard à la pluie !

Robert Ollivier
Bulletin Pyrénéen – 1940


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