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Jean M. Ollivier | all galleries >> Climbing and skiing in Pyrenees in the '30s >> Gavarnie et Mont-Perdu - Pyrenees >> Le Cirque par les trois étages > Cirque de Gavarnie, second étage
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22 Juin 1936 R. Ollivier

Cirque de Gavarnie, second étage

Gavarnie - Pyrenees

SUR LES MURAILLES DE GAVARNIE
Par Robert Ollivier

1. - L'ÉPAULE DE LA TOUR (3.018 m.) PAR LE NORD

Deuxième ascension, le 22 juin 1936, par Ch. LAFFONT et Robert OLLIVIER


Une matinée de juin 1936... Sous les rafales de grésil, assourdis par les hurlements du vent qui s'engouffre dans la brèche, nous fermons la porte de tôle de l'inhospitalier refuge de Turquerouye.

« Je me souviendrai de cette nuit ! grogne Charles LAFFONT en tâtant du talon la neige du couloir qui dévale vers le cirque d'Estaubé,

- Et nous aussi, grommelle le reste de la troupe.
- Le fait est, dis-je, qu'il aurait autant valu coucher dehors. »


Des murs ruisselants d'eau, des bat-flancs marécageux dont le ciment décomposé formait une sorte de boue infâme, quelques vagues traces de paille intégralement pourrie, pas un coin pour s'asseoir au sec, telles étaient les principales caractéristiques du refuge de Tuquerouye en ce mois de juin 1936. Il faut dire que la malheureuse bâtisse était aux trois quarts enfouie dans la neige, et que le mauvais temps persistant n'était pas fait pour résorber son humidité.

Nous avions gagné la veille ce sinistre abri en vue de gravir la face nord du Mont-Perdu; maintenant, nous fuyons vers Gavarnie sous la tempête, puis sous une pluie torrentielle qui nous harcèle jusqu'au village. L'un de nos camarades nous quitte pour regagner la plaine. Quant à nous, caravane en déroute, nous montons nous consoler à l'hôtel du Cirque : nous savons que notre ami Pierre VERGEZ, par son bon accueil et ses talents de cuisinier, guérira comme il convient notre mauvaise humeur.

Vers la fin de l'après-midi, l'apparition subite d'un coin de ciel bleu, tout en haut des murailles neigeuses, achève de ranimer notre ardeur. LAFFONT propose de tenter demain une course qu'il a réussie autrefois avec Gaston FOSSET, et qui promet, grâce à l'abondance de la neige, d'opposer peut-être d'assez sérieuses difficultés : l'Epaule de la Tour par le nord. Avec une longue-vue puissante, nous scrutons les gradins ourlés de formidables corniches ; elles s'écroulent de temps en temps en avalanches, dont les cataractes sautent les étages du Cirque les uns après les autre et grondent sourdement durant de longues minutes. Soudain, à travers la course rapide des nuages, surgissent les crêtes fauves du Marboré. Elles brillent au soleil couchant comme de l'or. Cette vision nous électrise: oubliées la course inutile à Tuquerouye et la nuit dans la boue ; oubliée l'incomparable douche que les écluses célestes nous ont, ce matin, généreusement dispensée. Demain, sous un ciel plein d'étoiles, nous partirons au-devant du soleil, vers les fascinantes murailles du Cirque. Tels sont les montagnards : les temps les plus affreux, les courses les plus décevantes ne parviennent pas à les décourager. Un rayon de soleil, un sourire de ces montagnes, qu'il leur arrive bien souvent de maudire, suffisent a réveiller leur enthousiasme, et ils ne rêvent plus que de sommets étincelants dans un ciel azuré.

Le lendemain, à 3 heures, éclairant notre marche avec une lampe électrique, LAFFONT et moi trébuchons sur les éboulis du fond du Cirque, à la recherche de l'Echelle des Sarradets. Le troisième élément de notre caravane, une jeune fille (Maïté Cabanne), estimant que la nuit de Tuquerouye demandait réparation, s'est réservé de faire aujourd'hui la grasse matinée. A tâtons, nous grimpons les premières rampes de l'Echelle, et nous nous heurtons tout de suite à un vaste névé, dur comme de la pierre et fâcheusement suspendu. Nous le traversons rapidement et surgissons bientôt dans le vallon des Sarradets. Il est tout blanc, et nous chaussons les crampons, que nous ne quitterons plus jusqu'à la crête du Cirque.

Le ciel, très pur, s'éclaire vaguement. Les lignes puissantes des sommets marboréens sortent de l'ombre; dans la vallée, où brillent les lumières de Gavarnie, l'obscurité se dissout peu à peu. Nous progressons rapidement sur la neige durcie, aspirant l'air froid avec volupté. S'il est une joie dont je ne me lasserai jamais, c'est bien de voir naître le jour dans un ciel clair, à haute altitude; une image me hante sans cesse, quand je suis loin des montagnes celle des grands pics qui rougissent et flamboient dans l'atmosphère limpide de l'aurore.
Nous trouvons le soleil au pied de la première des barres rocheuses qui soutiennent le glacier du Casque. Les pointes de nos crampons grincent sur quelques dalles calcaires, puis une nouvelle pente neigeuse nous conduit à la base du deuxième ressaut. On le franchit habituellement par la droite, au-dessous du Casque. Mais, aujourd'hui, l'énorme accumulation de neige va nous permettre de le surmonter nettement plus à gauche, sous la dépression qui sépare, sur la crête du Cirque, le Casque et la Tour. Cette seconde barre rocheuse se défend mieux que la première, Nous nous élevons d'abord sur un cône neigeux redressé, puis grimpons à gauche un mur de quelques mètres qui nous conduit sur une étroite corniche verglacée, barrée par une nervure surplombante. Les crampons, que nous avons gardés aux pieds, et la mauvaise qualité du rocher ne facilitent guère le passage. Nous déblayons le terrain, et quelques gros blocs vont s'enfouir dans la neige trente mètres plus bas. Enfin, nous nous hissons sur le gradin supérieur du Cirque.
Il est 7 heures ; le glacier du Casque, les parois, les grandes corniches sommitales sont saturés de lumière, sous les rayons d'un soleil déjà trop chaud. La neige, légèrement ramol-lie, n'est plus aussi franche sous les crampons. Néanmoins, nous nous élevons assez vite, en diagonale, sur la pente inclinée à environ 45', et qui s'accentue peu à peu.
« Dans une heure, dis-je à LAFFONT, nous serons à la crête du Cirque.
- Hum ! répond-il, sceptique. »
Notre itinéraire doit nous conduire au pied de la grande taillante occidentale de l'Epaule de la Tour. De là, un crochet sur la paroi nord nous amènera au sommet.
La neige est creusée de profonds sillons parallèles, parfois délicats à franchir, qui nous retardent quelque peu. Insensiblement, le ciel s'est couvert de cirrus, et même des lambeaux de nuages venant du sud franchissent les crêtes.

La chaleur nous fait lever les yeux avec inquiétude vers les corniches, et même accélérer la cadence pour sortir de la zone exposée. Nous entrons dans une sorte d'entonnoir, ouvert à l'ouest, où l'inclinaison de la pente s'accentue sensiblement. Je lève le piolet pour tailler une marche : LAFFONT proteste. Vieil habitué des glaciers alpins, où il a acquis une bonne expé-rience des crampons, il me déclare péremptoirement qu'on ne creuse pas des «baignoires» sur une pente comme celle-là, qui ne dépasse même pas les 5o°. Je n'insiste pas, et, tandis qu'il m'assure, je contourne horizontalement l'entonnoir, et je gagne, à gauche, une sorte de contrefort secondaire désagrégé. Sur le rocher, même pourri, même neigeux ou verglacé, un pyrénéen se sent toujours plus à l'aise, et je regarde curieusement mon compagnon «cramponner» dans l'entonnoir.
Depuis quelques instants, le brouillard a coiffé les sommets, et la neige a pris une teinte livide. Parfois, cependant, le soleil percera les nuages, et d'étranges reflets naîtront sur les pentes glacées. Nous suivons la petite arête, facile, mais trop souvent recouverte d'une neige pulvérulente. Bientôt cette nervure se perd dans la paroi, et nous évoluons sur des dalles verglacées. Le piolet intervient parfois, détachant de larges plaques de glace. Nous approchons de la corniche sommitale. Par bonheur, en ce point, elle n'est pas imposante, et une pointe de rocher permet à LAFFONT de m'assurer efficacement. Je traverse en diagonale une pente de neige molle, courte, mais très redressée; quelques coups de piolet dégagent la sortie, et me voilà au faîte du mur, sur le revers sud du Cirque. Il est 8 heures du malin.
Nous contournons par le sud, sur des pentes faciles, un curieux petit gendarme, et gagnons la base de la taillante occidentale de l'Epaule. Dans une excavation tapissée de verglas, nous enlevons les crampons. Il s'agit maintenant de contourner un éperon aux prises inversées, afin de passer sur la paroi nord terminale de l'Epaule. Le verglas complique la manoeuvre, et je tâte le terrain pendant un temps assez long avant de tenter l'emjambement. Légèrement au-dessus de moi, LAFFONT glisse la corde derrière un bloc coincé inébranlable. Dès lors, je franchis tranquillement le pas, qui, sur du rocher sec, n'offrirait aucune difficulté, d'autant plus que l'on évolue à quelques mètres au-dessus du pierrier.

Mais, de l'autre côté de l'éperon, la situation change. A peine ai-je fait irruption sur la face nord, que le brouillard se déchire, sous mes pieds se creusent soudain, sur quinze cents mètres de profondeur, les grands abîmes du Cirque. J'aperçois, à travers les nuées, une fuite vertigineuse de névés suspendus et de parois abruptes. Je me glisse le long d'une vire, qui disparaît bientôt sous un surplomb, où LAFFONT me rejoint. Revenant à droite, nous nous rétablissons sur une étroite cor-niche, qui ramène sur la taillante. De là, une bonne cheminée en diagonale nous conduit au sommet de l'Epaule. Un brouillard plus épais que jamais nous entoure, et c'est au jugé que nous suivons les croupes neigeuses qui mènent aux dernières pentes de la Tour du Marboré.
Le brouillard s'est aggravé d'un vent froid, qui nous enlève toute envie d'attendre une éclaircie. Pour varier l'itinéraire de descente, nous tournons le dos carrément à la voie la plus simple, celle de la Brèche de Roland, et suivons les crêtes vers le col de la Cascade (2.923 m.). Après une marche monotone dans le brouillard, qui nous permet tout juste de distinguer le rebord des grandes corniches, surgit soudain devant nous une énorme proue de navire : l'Epaule du Marboré, grand éperon qui domine le col de la Cascade.

Après avoir descendu une pente de neige molle assez raide, nous sortons du brouillard, et, laissant le plafond au-dessus de nos têtes, nous dévalons à grandes enjambées sur une neige plus consistante. Finalement, une longue glissade assise, qui n'épargne guère nos fonds de culotte, nous amène rapidement sur le glacier de la Cascade.

La, trois voies s'offrent à nous pour regagner le fond du Cirque : la Brèche Passet, sur l'arête ouest du Marboré - mais elle exige deux cent cinquante mètres de remontée sur des pentes de neige redressées; les Arceaux, encore très enneigés; la voie de Monts, le plus curieux de ces trois itinéraires. Il serpente aux flancs du Marboré, sur des corniches herbeuses étrangement suspendues au-dessus d'une paroi de quatre cents mètres, dont la partie supérieure surplombe. Nous optons pour cette troisième solution.

Nous nous dirigeons vers le déversoir de la Grande Cascade, à travers quelques escarpements, d'abord rive droite, puis rive gauche du torrent. A chaque ressaut, l'eau se libère avec furie de sa carapace de neige pour plonger de nouveau, au pied de la barre rocheuse, dans une sombre crevasse. Nous gagnons ainsi l'origine de la Grande Cascade, qui s'élance d'une terrasse surplombante pour un bond de quatre cent vingt-deux mètres. Aux amateurs de sen-sations originales, je recommande l'exercice suivant : se mettre à plat ventre sur le bord de la terrasse, qui est légèrement inclinée vers le vide, en se faisant tenir les pieds par un com-pagnon, et tendre le cou au-dessus de l'abîme. Il existe peu de perspectives aussi vertigineuses.

Au niveau du déversoir, nous suivons vers le nord une large terrasse herbeuse à peu près horizontale. Deux cents mètres plus loin, une corniche prend naissance au-dessous de nous; nous y descendons, et, comme il n'est que 14 heures, et que, depuis Iongtemps, nous avons oublié de manger, nous nous arrêtons auprès d'un filet d'eau. Nous sommes loin de nous douter qu'à l'hôtel du Cirque, jumelles et Iongues-vues sont braquées sur notre salle à manger aérienne, et qu'on nous voit boire à la gourde, nous passer à la volée les vivres contenus dans nos sacs respectifs, et même jeter les peaux de saucissons !

Nous poursuivons notre route à travers une succession de corniches, de pentes herbeuses raides, de couloirs neigeux, le tout agrémenté de montées et de descentes répétées. Cette voie de Monts est un vrai dédale. Et la nature du terrain s'y révèle pyrénéenne au possible : herbe, terre et rocher croûlant s'y disputent la palme sur des plans inclinés redoutables. Et LAFFONT de déclarer : « Je connais plus d'un habitué du granit chamoniard qui ferait ici une vilaine grimace !"

La course se termine sur une discussion homérique, qui a pour cadre un ressaut herbeux et terreux qui nous sépare du fond du Cirque. Sur trois mètres environ, le terrain, très mouillé, s'avère délicat, Et les quelques rochers qui pointent de-ci de-là ne paraissent guère solides.

« On pose un rappel, dit LAFFONT,

- Un rappel sur l'herbe? Pour qui me prends-tu ?»

Mon compagnon n'insiste pas, mais, en son for intérieur, il a dû répondre : « Pour un âne ».

En effet, fort de ma décision, je commence à descendre. Je n'ai pas franchi un mètre que je me sens très mal à mon aise. L'herbe est vraiment très humide, et les rochers aussi mouillés que branlants. Mais le passage a si peu d'allure que je serais vraiment trop vexé de me servir d'une corde.

«Allons, ne t'entête pas, on va poser un rappel, réitère LAFFONT d'un ton conciliant et lègèrement ironique.»

Evidemment, je ne dois pas avoir l'air très désinvolte, et je réponds, furieux :

« Tu m'embêtes ! »

Cinq minutes après, le ressaut est franchi... en rappel. LAFFONT triomphe. Je me venge en dévalant à toute allure les dernières pentes : je sais qu'il n'aime pas courir ainsi. Nous atteignons le fond du Cirque sous les yeux ébahis d'une bande de touristes de retour de la Cascade. Nous tomberions de la lune qu'ils ne nous regarderaient pas avec des yeux plus ronds.

Robert Ollivier - La Montagne n° 293, Décembre 1937





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