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Jean M. Ollivier | all galleries >> Scraps et souvenirs >> Secret pin's >> Dans le secret des Ollivier >> Compilé des meilleurs écrits et récits >> 13personnes >> 13ajmo > 15-18 sept 1965 - Attaque de la voie Butolli. Versions récit. Lettre à Anfoy.
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16 septembre 1965 JMO

15-18 sept 1965 - Attaque de la voie Butolli. Versions récit. Lettre à Anfoy.

Ansabère - Pyrenees

Photo: Hervé parvient au niveau où furent retrouvés les pitons
plantés 32 ans plus tôt par Coucou Barrio, pitons bien particuliers
forgés au lycée Saint-Cricq de Pau

Mercredi à Samedi du 15 au 18 Septembre 1965 – Dièdre Butolli.*
Hervé-Jean
500cc RGST
*Ce nom Hervé et moi l’avions choisi, un peu pour rassembler nos patronymes,
un peu pour rigoler, un peu aussi parce qu’il sonnait « italien », l’Italie
étant le pays des grands grimpeurs de « Sesto Superiore ».
Le récit devant être publié dans la revue du GPHM, alors sous la
tutelle des gnomes bordelais, ces derniers nous refusèrent cette dénomination,
sans explication. ??
Nous apprîmes plus tard qu’ils avaient déjà nommé cet itinéraire,
avant même qu’il soit gravi !! Décidément les Pyrénées appartenaient à ces
petits raviers, férus d’histoire pyrénéiste. Car en effet, dans les années
1930, lors des tentatives d’ascension de ce versant Est de la Grande Aiguille
par Ollivier, Sarthou, Cazalet et d’autres, Coucou Barrio et Bellocq avaient
fait une tentative d’escalade de la ligne que nous avions parcouru Hervé et moi.
Trente ans plus tard nous avons en effet trouvé quelques pitons archaïques,
d’un modèle très particulier que Coucou, prof à St Cricq à Pau, faisait fabriquer
à ses élèves de technologie. Si Barrio et Bellocq s’étaient élevés de 20 mètres
c’était bien le bout du bout. Alors, donner leur nom à cette voie ?...
A force d’insister je finis par avoir gain de cause auprès de ces
prédateurs à tous les étages. Après les piliers de la Fourche ils voulaient
nous piquer virtuellement cette belle escalade, la plus belle de ce versant
d’après les grimpeurs modernes. Que leur amour des archives poussièreuses les étouffe !

Ansabère – 1ère de la Voie Centrale de la face Est de la Grande Aiguille.

Mardi soir 14 Août Hervé vient aux nouvelles à El Patio. Le temps est
au beau fixe, la forme est bonne, le moral excellent. Nous décidons de
partir dès demain car tout est prêt pour contribuer à la réussite. Je lui
confirme que je me suis même entraîné à dormir dans le siège-hamac de
ma fabrication la nuit précédente.
Mercredi nous partons sur la moto très chargée. Elle finit par coincer,
tout près de l’arrivée. Ce n’est rien. Nous continuons à pied jusqu’aux
cabanes d’Ansabère et nous régalons des mûres qui poussent au bord du chemin.
La nuit est belle, la lune scintille et la tente est accueillante. Mais les
chiens trop zélés des bergers nous empêchent de fermer l’œil. C’est sans
doute Hervé qui a choisi cet endroit pour poser la tente.
Jeudi, suite à une mauvaise nuit, nous trainons un peu à prendre le petit
déjeuner immuable (?) : fromage, ventrêche, figolu. Pour gagner la base
de la paroi nous optons par le versant Nord du contrefort, aux rochers pourris.
La montée dans la caillasse croulante est pénible. Nous grimpons par des
éperons rocheux vers le haut. Hervé se lance même dans des acrobaties douteuses
qui me font peur.
Vers midi nous arrivons au collet qui marque la jonction du contrefort
avec la Grande Aiguille et la paroi que nous convoitons. Surprise pour nous :
la paroi ronronne ou bruisse du vol de millions de petites guêpes qui
butinent on ne sait quoi. Cette présence nous fait hésiter, nous ne voulons
pas déranger. Mais ces petites bêtes se révèlent inoffensives. Laissons-
les vivre tranquillement.
Après un bon casse-croûte nous faisons assaut de politesses pour savoir
qui sera l’élu de la première longueur. C’est Hervé l’heureux élu et il
va passer 1h15 pour négocier cette très difficile première longueur. Je le
rejoins après avoir dépitonné le passage, ce qui s’avère assez pénible.
C’est Hervé qui enchaîne la seconde longueur, comme nous l’avions convenu.
Au-dessus des surplombs barrent la route directe. Nous optons pour les
éviter par la gauche. C’est à mon tour d’être en tête, j’évite les surplombs
et fais venir Hervé dès que j’ai déniché une plate-forme. Cette dernière
s’avère exigüe. Je continue en tête et parviens à trouver une assez bonne
plate-forme constituée par un drôle de bloc coincé dont la solidité semble
douteuse. Mais nous lui faisons confiance car nous n’avons plus le temps
de trouver autre chose pour le bivouac qui s’annonce imminent avec le jour
qui tombe. La mise en place du bivouac est tout un poème en ce qui me
concerne, car pour Hervé c’est simple, il peut s’asseoir sur le bloc coincé,
muni de son siège en toile de sandale en cas de dégringolade du bloc.
Ce qui était déjà compliqué à un mètre du sol se transforme en acrobatie
de cirque pour m’installer dans mon siège que je ne souhaite pas éjectable.
Pour l’accrocher à la paroi je n’ai pu planter qu’un seul piton, que j’estime
solide. Impossible d’en placer un second. Et me voilà suspendu au-dessus
d’un vide impressionnant comme un jambon dans une cuisine. Hervé veille
paternellement à mon installation, rectifie le sac de couchage. Me sentant
vulnérable je m’attache à une corde reliée à un piton du relais et au lieu
d’être accrochée à ma taille (nous n’avons pas de baudriers) elle fait le
tour du sac de couchage. Assurance nulle qui ne sert qu’à rassurer l’inconscient
que je suis. Autre chose, quand je bouge j’ai tendance à tourner et bute sur
un éperon de rocher qui finit par me faire mal à l’épaule, la gauche, et
me tourne l’estomac.
Installé comme je suis je tourne le dos à Hervé. Après avoir vérifié
consciensieusement mon installation il me distribue la pitance du soir,
que je grignotte bien tranquillement, à l’aise dans mon perchoir.
Après le repas nous commençons cette nuit exceptionnelle alors que la
lune se lève. Emmitouflé dans mon duvet il me reste une « fenêtre » pour
jeter un coup d’œil à « l’extérieur ». L’éclairage de la lune révèle un
immense espace laiteux au-dessus duquel j’ai l’impression de voler, de
planer. Je me sens dans un autre univers, étranger à celui que je viens
de quitter momentanément. De temps à autre une chute de pierres réveille
la Petite Aiguille endormie qui ne se doute pas qu’elle est en train de
disparaître bien progressivement mais inéxorablement. Au loin les chiens
des cabanes d’Ansabère aboient. Ne s’arrêteront-ils donc jamais ?
Ici leurs aboiements lointains meublent à peine cette nuit, si calme
et lumineuse. Et contribuent à la plénitude d’un sommeil réparateur,
non pas de plomb, mais rempli de rêves fantastiques. Devinez pourquoi
je n’ai pas rêvé, accroché à mon prunier ?
Nuit exceptionnelle donc, de la même trempe que celle du Rognon
de Ger en Février. Décidément cette année 1965 est à marquer d’une pierre blanche.
Quand le jour se lève le rappel aux réalités est rude. Cette journée
qui s’annonce belle verra-t-elle la concrétisation de nos espoirs ?
Petit déjeuner copieux, mise en ordre des affaires de bivouac et
du matériel d’escalade. Nous voilà prêts pour la suite. Hervé part
en premier rejoindre la plate-forme qui l’a fait rêver hier soir.
Pendant un moment il était prêt à tout miser sur elle pour le bivouac.
Il l’estimait immense (sic), plate et idéale pour dormir à deux allongés
sur elle. Pour moi elle me semblait éloignée vu l’heure tardive et
comme je préfère tenir que courir j’avais tempéré l’enthousiasme d’Hervé.
Et puis, il faut le dire, je brûlais d’envie d’essayer en conditions
réelles ma fameuse création de siège-hamac, alors dormir allongé comme
dans son lit manquait totalement de poésie et me semblait absolument
inaproprié. Le Dièdre Butolli méritait mieux que ça.
Hervé atteint donc la plate-forme après avoir bataillé un bon moment
sur le mur retors qui la défend. Je n’en rajoute pas, grand seigneur
magnanime. Quant à « l’immense plate-forme horizontale » elle-même,
elle a disparu sans laisser de traces, comme un mirage dans le désert.
Hervé était pourtant certain, oui, certain de son fait. La plate-
forme doit être ailleurs, car ici rien n’est horizontal et la vaste
« couche nuptiale » imaginée par Hervé n’est qu’un simple fléchissement
de la paroi. Je continue à me rengorger en gloussant intérieurement et je
n’en profite pas pour tourner la plate-forme dans la plaie.
Il faut foncer maintenant.
Je rejoins donc Hervé sur la fausse plate-forme, vague redan fortement
inclinée vers le vide. Au-dessus un immense dièdre surplombant nous
domine, s’offrant à nos yeux ébahis et admirateurs. D’historique
époque aucun pied n’aura posé la main sur sa pierre vierge et immaculée.
Nous sommes au cœur du Dièdre Butolli, tel qu’il sera nommé plus
tard malgré les critiques des Ravier qui avaient refusé le terme Butolli
utilisé dans la relation que j’avais écrite (ils étaient rédacteurs
de la revue Altitude du GPHM). En historiens qui se croient avisés
ils avaient déjà donné à ce dièdre le nom des pyrénéistes qui s’y
étaient attaqué sans le réussir dans les années 1930 (Barrio et Bellocq)
et dont nous avons trouvé les quelques pitons qu’ils avaient plantés
32 ans plus tôt au départ de la voie (pitons forgés à l’école St Cricq
de Pau où professait Coucou Barrio). Je n’ai pas songé à l’époque à
leur renvoyer la balle, et c’est bien dommage, car j’avais matière à
le faire. Dès 1959 j’avais imaginé la voie Nord des Pitons de la
Fourche (pompeusement dénommée pilier de l’Embarradère) et dès 1962
les premiers pitons y furent plantés par la cordée Ollivier-Butel.
On aurait pu dire qu’en 1965 la cordée Ravier avait ouvert la voie
Ollivier-Butel des Pitons de la Fourche. Conscients du ridicule de leur
proposition les Ravier n’ont pas insisté.
Mais revenons à notre dièdre surplombant. De splendides fissures
fendent l’un des pans du dièdre sur toute sa hauteur ou presque. Il est
tentant de partir en escalade libre (ce qui se fera lors de certaines
répétitions), mais en terrain vierge, à une époque où coinceurs et friends
sont inconnus, placer des protections à intervalle régulier est très difficile.
Je démarre donc en escalade libre et plante assez vite une grande cornière
qui « chante » de façon rassurante lorsque je l’enfonce dans une fissure
idoine. Je m’installe alors pour avoir le temps d’examiner la suite
de l’escalade. Afin de placer une seconde protection le plus haut
possible je grimpe au dernier étage d’un étrier accroché à la cornière
chantante. De là, à bout de bras je positionne une seconde cornière de
grande taille et commence à frapper dessus énergiquement. C’est à ce
moment, que bras et jambes écartés je sens que je m’envole. La grande
cornière chantante a cédé inexplicablement. Je tombe sur Hervé, tête
baissée et occupé à ranger les cordes en vrac sur la terrasse inclinée.
Il ne m’a pas vu tomber et je le bouscule violemment. Nous roulons
jusqu’au bord de la fausse plate-forme. Le piton du relais nous retient
in extremis. Piton placé par Hervé, piton qui partira facilement avec
deux coups de marteau. Vive émotion rétrospective car nous avons frôlé
la mort. Hervé que je pensais avoir écrasé s’en sort avec quelques
égratignures seulement. Sa solide carcasse a facilement encaissé
le choc. Et pas plus ému que ça.
Je repars, plus hargneux que jamais. J’achève de planter la grande
cornière et tente de l’escalade libre, en vain. Je progresse alors
fastidieusement de piton en piton avec l’impression de ne pas voir
la fin de cette besogne fastidieuse et de sentir le découragement me
gagner. Cependant les brins d’herbe que je vois frissonner là-haut
sous le vent se rapprochent insensiblement. Le moral remonte en flèche
sur les derniers mètres de ce splendide dièdre. J’installe un relais,
un relais où l’on peut enfin s’asseoir.
En bas je vois Hervé qui a rapetissé considérablement et plus bas
une tache rouge qui correspond au sac du duvet qui s’est échappé la
nuit dernière ; et au loin, bien loin de la montagne les petites tâches
blanches des moutons et l’immensité aérienne que permet d’embrasser
mon regard depuis mon nid d’aigle sur la Grande Aiguille. Je me sens
à la fois plus lourd et maladroit que jamais et en même temps, par
moments, j’ai le sentiment , voire la tranquille certitude d’être libéré
de la pesanteur et de planer. Des vautours (que nous confondions alors
avec des aigles) planent à proximité de l’aiguille et il en est un qui
a la curiosité d’approcher Hervé de près.
Installé confortablement je commence à faire venir les sacs afin de
faciliter le travail de dépitonnage d’Hervé, sur cette longueur qui est
essentiellement en escalade artificielle. Je me bourre une pipe pour mieux
savourer le moment et avoir une pensée pour François et sa famille,
valeureux fumeurs de pipe.
Alors que je fais monter Hervé qui s’échine sur la vingtaine de pitons
que j’ai plantés un adorable petit oiseau gris et rouge, au long bec
fin (un tichodrome) vient sautiller sur les sacs qui sont posés près de
moi, me tourne autour, va voir Hervé, s’accroche à la muraille dans toutes
les positions, y compris la tête en bas dans les surplombs. Voilà une belle
leçon de légèreté qui laisse pantois. Comme les mulots « volants » des
Pitons de la Fourche il est ici chez lui.
Conseil de guerre avec Hervé. Au-dessus du point où nous sommes
arrivés des surplombs jaunes menaçants risque de nous compliquer la
vie. Cette ligne de surplombs s’interrompt à droite au niveau d’un
éperon. Derrière cet éperon il y a peut-être une sortie rapide du dièdre,
ce que nous espérons sans trop oser y croire. Mais pour contourner
l’éperon qui nous cache peut-être le paradis il faut traverser une
dalle verticale inquiétante.
C’est Hervé qui se charge de résoudre ce problème. Il traverse la
dalle avec des précautions de mandarin chinois, en rajoute sur la sécurité
et tout se passe bien jusqu’au cri de victoire : « A droite je vois
l’Epaule et au-dessus le cône terminal ! C’est dans la poche ! » Quelle joie !
Hervé s’en voit les horreurs avec les sacs qu’il a voulu hisser
ensemble et non un par un, pour soi-disant gagner du temps. Perdu !
Quant à moi je suis à moitié à l’aise dans le dépitonnage de la traversée,
car sous la menace d’un large pendule si je lâche prise.
Installés confortablement sur l’Epaule de la Grande Aiguille nous
nous retaurons brièvement. Hervé pense que l’escalade est terminée et
il est prêt à remiser cordes, pitons et marteau. Il faut que je le
détrompe, car ce n’est pas un lecteur assidu des topos (voie l’Involontaire
Première au Penemedaa !). Un, l’Epaule n’est pas le sommet, deux,
rejoindre d’ici la brèche qui sépare la Grande Aiguille du Pic d’Ansabère
serait une entreprise longue et risquée. Trois, il est indispensable de
monter au sommet pour cloturer dignement la course et descendre ensuite
en rappel dans la brèche ci-dessus évoquée.
Il nous faut donc continuer directement vers le cône terminal de
l’aiguille, en laissant sur notre droite un semblant de vire qui ne
conduit à rien. Le temps clair et ensoleillé de la journée a fait
place à un orage qui commence à gronder, le ciel se couvre et devient
de plomb. Hier soir un orage lointain nous avait laissés sereins,
alors que cette fois-ci il semble assez proche. Et avec le paratonnerre
presque idéal que nous avons au-dessus de nos tête l’ambiance se tend.
Hervé surmonte un premier mur qui lui fait pousser des cris
de rage de se voir ainsi ralenti par un obstacle qui n’a plus rien
à voir avec la voie que nous avons ouverte. Le rocher est délité
à un point extrême. Y placer un piton relève de la plus improbable
entreprise. Un Hervé-piton est censé protéger le relais d’où Hervé
commence à tirer les sacs. Lesquels s’accrochent partout, déclenchent
des chutes de pierre et épuisent le pauvre Hervé.
Nous sommes maintenant au pied de l’arête terminale qui conduit
au sommet. Elle est verticale, pourrie, hérissée d’écailles branlantes,
je n’en cois pas mes yeux. Je n’ai jamais escaladé une pareille ruine.
Tous les points d’appui des pieds et des mains sont branlants et prêts
à s’en aller si on les sollicite trop. Monter là-dedans ?? Il me faut
quelques minutes pour mettre ce passage à ma mesure (sic), c’est à dire
être assez fou pour accepter les risques de cette escalade. La sortie
pourrie du Couloir de Gaube m’a semblé des plus saine en comparaison.
Et pourtant ! Mais le sommet est là, tout près, qui nous attire comme un aimant.
Avec l’orage qui approche, la pluie qui commence à tomber, la nuit
qui s’en mêle et surtout pas l’envie de passer la nuit sur l’Epaule,
je me concentre et part à l’assaut de ce Mikado géant où chaque élément
déplacé ou enlevé déclanche l’effondrement de nombreuses pièces. Pour
gagner à ce jeu-là il faut évoluer avec la légèreté d’un
papillon tout en imprimant une pression très progressive sur
chaque prise, quitte à l’abandonner rapidement si
on la sent bouger dangereusement. J’arrive ainsi au prix de mille
précautions à progresser significativement sur cette arête terminale,
cerise pourrie et maléfique sur un gâteau de rois. A mi-arête il même
possible de planter un solide piton par miracle. Me sentant mieux je
termine rapidement la longueur et émerge sur le sommet. Hurrah !! Afin
de ne pas perturber ce moment historique la pluie cesse. Belle coopération !
Hervé arrive avec la délicatesse d’un éléphant dans un magasin de
porcelaine et effondre en grande partie le Mikado géant. Peu importe.
Nous nous précipitons ensuite sur la boîte métallique cachée sous le
cairn du sommet. Elle contient les glorieux messages des anciens qui
ont vaincu l’Aiguille. Nous prenons le temps de les lire avec curiosité
et nous cédons même à la tentation d’ajouter nos noms, sachant que le
temps inexorable les relèguera progressivement dans la galerie des
antiquités. Restons modestes.
Avec l’orage qui tourne nous ne tenons pas à nous éterniser sur le
sommet. Un grand rappel nous conduit dans la brèche entre pic et aiguille.
Il faut ensuite escalader la paroi du pic d’Ansabère, entreprise rendue
pénible par le poids de nos sacs. Dans l’obscurité nous nous trompons
d’itinéraire et devons désescalader une partie de la paroi. La confusion
est telle que nous nous réencordons pour enfin gagner les pentes sommitales
du pic d’Ansabère. On peut dire à ce moment-là que l’affaire est dans
le sac et que nous sommes sortis d’affaire, bien au-delà des prévisions
optimistes d’Hervé sur l’Epaule.
Il ne nous reste plus, à la pâle lueur de nos frontales fatiguées,
qu’à descendre la voie normale du pic d’Ansabère parmi la foule de blocs
instables qui sèment le parcours et nous tordent les chevilles.
Cette descente somnanbulique nous paraît longue, longue, longue.
Et une pépie terrible nous colle la langue au palais. Il nous faut un
ruisseau d’urgence, et il tarde à venir. Nous entendons enfin le doux
glou-glou d’une source miraculeuse que nous n’arrivons pas à situer
et vers laquelle nous nous précipitons en courant dès qu’elle est plus
précisément repérée. Nous buvons à nous en faire péter la panse.
La satisfaction de besoins élémentaires est source d’immenses
plaisirs, qu’on se le dise.
Ce besoin essentiel satisfait, la faim se rappelle à notre bon
souvenir, mais nous avons épuisé toutes nos provisions, inconscients
que nous sommes, lors du gueuleton du bivouac. De retour au camp la
seule mais importante satisfaction est de pouvoir dormir sur un terrain
plat et moelleux, en faisant nôtre cette devise : « Qui dort dîne ».
La nuit est bien douce en effet. L’orage a déclaré forfait.
Le lendemain samedi 18 septembre nous sortons de la tente en hurlant
à la faim et envions les moutons qui se gavent d’herbe. Le brouillard monte
et nous chasse. Durant la descente nous tentons de nous nourrir de
coulemelles crues, mais ça passe mal. Quelques mûres acides
trompent un peu notre sensation de faim.
C’est maintenant à ma vieille moto bien fidèle (une 500 Terrot RGST
de 1946) de passer un sale quart d’heure sur les chemins défoncés du plateau
de Lescun pour rejoindre la petite route de Lhers. Nous arrivons à Pau vers 13h30.

Autre version :

Récit publié dans pbase et dans Altitude (revue du GPHM).

«Néocide» - notre moto - tangue, bondit, chasse, dérape, chauffe et
grince éperdument mais elle arrive. Pauvre vieille, il y a longtemps
que tu devrais être à la retraite et voilà ce que nous te faisons
faire !… Vieille mais pas fatiguée, - pourrait-elle nous répondre -,
ce n’est pas rien de porter ces deux-là avec leurs sacs d’une densité
redoutable. Quant à la retraite, je tâcherai d’aviser moi-même…
Il fait beau, il fait chaud en ce doux après-midi d’automne,
et c’est la première fois que nous allons entamer la montée vers les
aiguilles d’Ansabère avec un temps aussi beau et une si resplendissante
lumière. Nous en jouissons pleinement, et, détendus, nous arrêtons de
temps en temps pour boire aux clairs ruisseaux et faire la cueillette
des mûres. Ravissant et bucolique pays.
Et nous devisons tout en cheminant pour rompre la monotonie de
la marche… Nous parlons de «notre» dièdre avec le ferme espoir de lui
faire un sort. Il s‘est joué de nous une fois le coquin, mais nous
l’avons suffisamment approché pour le comprendre et l’apprivoiser.
Nous avons tout mis au point, jusqu’au hamac spécial «en peau de GI
tannée» pour pallier l’insuffisance ou l’inexistence des plates-formes.
Matériel testé, il va sans dire, durant toute une nuit, lors d’un bivouac
expérimental, accroché à une branche d’un pommier du jardin. Il est
sans doute bon d’évoquer avec nostalgie les bivouacs sur étriers, les
soirs d’hiver à «Sestograd» au coin de la cheminée et devant un thé brûlant,
mais lorsque le cas se présente… Notre précédente tentative, un peu
trop improvisée, nous l’avait appris à nos dépens.
Le lendemain il est midi lorsque nous nous trouvons sous le
«problème». De quart d’heure en quart d’heure pyrénéen… les quels quarts
étaient fort sollicités par la présence de nos «azors» ventrus, les
éboulis infâmes, la pierraille croulante…
Lorsque nous arrivons sous les murailles quelque chose nous
intrigue. De toutes les parois de la Grande Aiguille naît et s’amplifie
une sourde rumeur, un ronron diffus, ample. Des milliers de petites
guêpes s’affairent le long des vastes dalles. Que peuvent-elles butiner
sur ces rochers arides où même les lichens se refusent à pousser ?
Autre question : est-ce que ça pique ? La suite nous prouva que non…
Après bien des politesses réciproques, c’est Hervé qui attaque,
gagne un mètre et zip ! retourne à son point de départ. Féroces ricanement
du second moelleusement allongé sur le sol, entre sac et veste en duvet.
Hervé repart et cette fois est la bonne. Une dalle que même « l’empereur
du gratton » ne renierait pas, une traversée où la seule grosse prise part
en morceaux, mènent à un surplomb qui ne succombe que grâce à une lourde
artillerie. C’est long et pénible pour l’homme de tête. Le second
de cordée, compréhensif, accompagne les halètements précipités du leader
aux prises à forte partie. Mais il en sortira, le misérable, et fini
de se prélasser sur d’énormes terrasses ; fini, car il faut maintenant
se «fourrer dans le truc » dont la verticalité, voire le surplombant,
n’ont d’égaux que le manque de plates-formes confortables. Aussi, pas
question de se précipiter, nous ne sommes pas des masochistes ; il fau
t économiser ses forces. Arrivé au piton, on se fait soigneusement bloquer
par la corde, on installe le plus d’étriers possible (ce qui, de
toute façon, ne fait pas beaucoup), on s’assied, et, bien calé, on
sollicite les pitons à coups de marteau mesurés, sans excitation
inutile. Ils viendront d’ailleurs très bien, et, à une ou deux
exceptions près, la crise ne sera pas déclenchée. Pour cette longueur
-là du moins. Ô sueurs froides du premier de cordée, il est tout
de même doux de penser que vous vous transformez en subtile félicité du second !
Nous retrouvons le misérable bivouac de la première tentative.
Certains souvenirs nous incitent à continuer au plus vite. Au-dessus,
cela va mieux, nos pitons sont en place. A l’est, l’horizon s’allume
sous des éclairs géants. Espérons que l’orage se trouve bien où
il est. Ici c’est calme et le soleil couchant projette l’ombre
immense de l’aiguille sur une vaste mer de nuages qui a envahi la vallée.
Maintenant le second de tout à l’heure va voir un peu devant
ce qu’il se passe. Il s’agit de trouver la «couche». Plus c’est
raide mieux cela vaut pour le siège-hamac. Mais il faut tout de même
penser à celui qui n’en a pas et avoir la possibilité de s’organiser.
Un surplomb. Heureusement il paraît que les « gros bras » sont là,
alors tout va bien. Plus haut, le terrain se civilise, mais les
plates-formes sont dérisoires. Encore plus haut, un bloc instable,
bizarrement coincé, constitue la plate-forme. La nuit qui tombe
à toute vitesse fait taire notre manque de confiance dans la
solidité des lieux. Et chacun de s’affairer à qui mieux-mieux pour
pouvoir enfin dormir. La nuit est si courte.
C’est ainsi que je me vautre bientôt avec un plaisir mal
dissimulé dans mon aérienne demeure. Suspendu comme un sac de
chiffon à un mur. Quel mal pour s’introduire dans le siège, avec
duvet, cagoule, pied d’éléphant et tout le reste ! Hervé s’active
maternellement pour mettre au dodo une sorte de momie mal articulée.
Lorsqu’elle est enfin en place, la momie transpire de façon incroyable
et cherche un second souffle qui ne vient que tardivement. Pendu en
plein vide à un seul piton, une « queue de vache » assez symbolique
passée autour du sac de couchage (grave erreur), je tourne le dos
à Hervé qui partage le festin. Et c’est un vrai régal. Cette fois
nous n’avons pas lésiné sur la quantité. Nous ne tenons pas à mourir
de faim comme une certaine fois passée. Repu et satisfait, je sens une
douce somnolence me gagner alors que je fume la pipe du soir en comptant
les étoiles et que mon compagnon s’installe au-dessous de moi,
en position équivalente, mais sur le bloc coincé. Nuits exceptionnelles,
qu’il fait bon vous distiller. Dans ces conditions-là évidemment.
Nous nous endormons rapidement. Mais brusquement, au cours de
cette nuit si rare, je me réveille en sursaut et jette un coup d’œil
circulaire. Un instant je n’y suis plus. Le sommeil, profond sans doute,
m’a fait complètement oublier ma situation ; je me trouve tourné de
telle sorte que rien de réel n’accroche mon regard, je suis comme
suspendu en plein ciel. La lune s’est levée depuis longtemps et baigne
une immensité à peine voilée de légères brumes. Au-dessous de moi, le
vide ; en me tordant le cou vers le haut, un jaillissement de calcaire
blanc couronné de surplombs noirs me saute aux yeux. Ces visions, mélange
de douceur et de sauvagerie, font osciller un instant mes sentiments. La
solitude totale, le silence minéral inquiètent un peu mon moi instinctif.
Finalement, je me trouve pleinement heureux d’être ici ; les nuées
laiteuses de la lune nous soutiennent et les surplombs noirs nous protègent.
Je rabaisse le capuchon de la cagoule et me rendors.
A mesure que la nuit s’allonge je me réveille plus souvent.
Régulièrement des cailloux tombent de la petite Aiguille et rebondissent
longtemps dans le pierrier. Hervé se plaint du froid et je commence à
trouver certains inconvénients à ma positions statique. Un éperon rocheux
me tord le corps et provoque le glissement d’une bretelle du siège ; l’épaule
qui soutient tout commence à ressentir une douleur qui devient vite
lancinante. Les abdominaux, tordus dans tous les sens, sont pris de crampes.
Mais tout cela ne nous empêche pas de faire la grasse matinée. Après
un petit déjeuner copieux, pris sous la caresse du premier soleil, nous
pouvons reprendre nos activités avec un moral tout neuf.
Nous sommes bientôt au pied du plat de résistance de la matinée.
Mes bras se nouent à la seule idée de tous les pitons qu’il va falloir
planter. Heureusement, de belles fissures, surprenantes pour du calcaire,
sont là et excitent le mauvais génie pitonneur qui habite tout grimpeur.
Le premier piton, posé le plus haut possible, rentre facilement.
J’entends encore sonner le second dans le rocher, quand, bras et jambes
écartés, sans esquisser le moindre geste, je file vers le bas et écrase
Hervé, occupé à ranger les cordes. Quelques égratignures, des bleus et
une certaine émotion.
Je remonte jusqu’au piton et frappe furieusement dessus ;
il doit, aux dires d’Hervé, se demander ce que je lui veux. L’énorme
broche disparaît presque complètement dans la fissure. Satisfait,
je poursuis la lente progression, l’esprit plus tranquille. Pitonnage
fatiguant, long et monotone. Impression démoralisante qu’on ne finira
jamais. Après chaque clou, timide tentative pour partir en escalade
libre, et chaque fois je suis repoussé. A la longue cependant, Hervé
rapetisse sur la plate-forme ainsi que le sac rouge tombé la nuit
dernière sur les terrasses médianes. Et les brins d’herbe qui
frémissent au vent, là-haut, on va pouvoir bientôt les cueillir.
Enfin, ça y est. Installé le mieux possible je fait monter
Hervé. Pendant ce temps, une petite boule de plumes grise et
rouge, à long bec fin, vient sautiller familièrement sur les sacs
et me regarde d’un œil curieux ; elle à l’air très intrigué de
trouver ici ces spécimens lourdeaux qu’elle n’a jamais vu sans
doute qu’au fond des vallées. Au-dessous, c’est un colossal gypaëte
qui vient voir Hervé, et qui passe avec un « bruit de pétrolette »
dans un grand courant d’air.
Surplombs partout maintenant, sauf à droite. Il faut traverser
sur une dalle qui met à l’aise ni le premier, ni le second. La sortie
est essoufflante, mais grande est la joie d’arriver sur un terrain plus
hospitalier. Nous dominons l’Epaule et de douces banquettes herbeuses
nous invitent au repos. Hervé croit même que c’est fini et qu’il n’y a
qu’à se laisser descendre sur les éboulis tranquilles. Un petit mur
rébarbatif l’en dissuade, et nous nous trouvons ensuite au pied d’un
éperon de roche pourrie qui nous paraît terrifiant. De lourds nuages
noirs se sont accumulés et il commence à pleuvoir. Avec l’état d’esprit
d’un condamné à mort, j’entreprends l’escalade de l’arête. Heur
eusement qu’il y a le sommet au bout, il fera office de carotte.
Le passage n’est pas très difficile, mais aller de points d’appuis
branlants en points d’appuis branlants tue les nerfs. La « machine
à coudre » se met de la partie, les pieds glissent ; une prise qui
avait tenu pour la main droite se rompt sous le pieds gauche ; et pour
le reste des feuillets qui craquent. Dès que l’inclinaison s’abaisse,
je bondis et me rue furieusement vers le sommet. La corde déclenche une
mitraille infernale dont les impacts encerclent Hervé, sans mal heureusement.
Le sommet. Ansabère, aiguille prestigieuse, nous pouvons faire
maintenant des cabrioles sur ton faîte ! La pluie s’est arrêtée, un
vent glacé balaye la pointe solitaire. En dépit des horizons tout noirs
et chargés d’eau, nous hurlons de joie à qui mieux-mieux. C’est la
première fois qu’Hervé foule cette aiguille, et le faire par un chemin
nouveau n’en est que plus agréable. Nous lisons ensuite tranquillement
les cartes de visite, griffonnons quelque chose et posons le rappel
dans la gorge sinistre, sous le jour qui tombe…
Sestograd, septembre 1965.

Jean OLLIVIER

Publié dans "Altitude" n° 41, année 1965

Feuille volante dans le Carnet II

20 Septembre 1965 – Lettre adressée à François pour lui annoncer
notre victoire au dièdre Butolli.

Copie lettre envoyée à François le 20 Septembre 1965 pour
lui annoncer le succès à Ansabère au Dièdre Butolli :

Oyez oyez Anfoy bordelais !
Vous qui êtes perdu dans les poussières et les brumes de la
cité honnie, oyez ceci, à savoir les exploits immenses, incommensu
rables, des Butolli.
Oyez avec quel courage ces valeureux grimpeurs du célébrissime
SCA* ont vaincu. Oyez et mirez le prix de cette victoire
incomparablement sans précédent.
Adonc les Butolli ont jeté dans la boue tout ce qui s’était fait
avant eux, et tout ce qui se fera après, sans aucun doute là-dessus.
Les limites du possible de l’humaine condition ont été repoussées à
des distances que même les générations futures n’entreverront pas !
Adieu Fourche, Ossau et autre Spigolo de basse extraction, tout
juste bons à vider de leur substance de tout petits raviers en
vaisselle de bas prix. Adieu, adieu président GPHM**, le gang SCA a
agi et a culbuté l’archange rayonnant dans un enfer bourbeux.
Eh oui, le SCA, représenté par les Butolli a enfin vaincu le
Grand Dièdre Central de la Grande Aiguille d’Ansabère face Est,
les 16 et 17 Septembre (1965) après beaucoup de douleurs et un
bivouac sur étriers. La presse et la radio se sont arrachés la
nouvelle et de nouveaux dieux planent désormais au firmament des
monstres sacrés !
Ce fut grand, ce fut beau (sic le T.T.C. Nounours***), ce fut
de la Montagne !

A part ça vive l’exam et à bientôt (je passe l’exam les 29 et
30 Septembre).
Jean

*SCA : Sesto-Club d’Arudy. Trois membres à ce jour, mais
quels membres !
** Président GPHM (Groupe Pyrénéiste de Haute Montagne)
en exercice à cette époque : Jean Ravier.
*** Nounours : Pierre Coquerez, le guide attitré de la
voie en Z et architecte à temps perdu.


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