Le pain maudit (5-6 ans)
Le poteau de Saint Maur (6 ans)
Le chemin vers Saint Maur pourri par Christine et les injustices
y afférentes (6-7 ans)
Refaire en sens inverse le chemin trébuchant de sa vie.
Essayer de renouer avec tous les faits du passé dont on peut se
souvenir et à travers eux essayer de faire ressurgir enfin les
souffrances enfouies, les besoins refoulés, les manques de toutes
sortes qui ont griffé l’existence. Essayer de faire remonter les
sentiments primals et se laisser gagner par eux. Essayer de revivre
une autre fois sa vie sans la rater ou sans se la faire rater.
La tension est trop permanente. Déjouer n’est pas de jeu. Il faut que
je tente de (re)découvrir les origines.
J’écrirai donc ici bêtement tous les faits qui remontent en moi du
fond de ma jeunesse. Sans ordre chronologique. Comme ils viennent,
avec ce dont je me rappelle avoir ressenti, et peut-être aussi avec
ce que cela me fait maintenant ressentir.
Vivre sa vie.
Chaque fois que j’entreprenais de traverser la route de Bordeaux,
chaque fois le pain tombait sur la route et cela ne faisait qu’ajouter
à ma confusion. Les camions militaires qui passaient évitaient les
pains, que j’allais chercher pour les poser à nouveau sur le porte
-bagage du vélo, et qui en tombaient déréchef. Je n’avais rien pour
les attacher et je pensais qu’ils tiendraient tout seuls, envers et
contre toute logique, même la mienne, je pense., à ce moment-là.
J’avais deux cents mètres à faire pour rentrer à la maison, mais
je tenais à les faire avec mon vélo, à traverser la rue pour être à
droite, à la retraverser pour prendre l’Avenue de Lons, 50 mètres plus
loin. Ridicule. Je me sentais maladroit, stupide et ridicule.
Pour aller faire cette commission à la boulangerie, que d’hésitations,
d’inquiétude et de timidité ! Cela devait être ma première commission.
Je crois que depuis je n’ai jamais évolué. J’ai toujours été empêtré,
coincé, inquiet, timide. Quand je ne l’ai pas été c’est par un
énorme effort sur moi-même, la construction d’un « personnage » à toute
épreuve, bardé d’agresivité. La peur d’être merdeux, remarqué, critiqué.
Plus que la peur, l’angoisse.
Saint Maur, le préau en sous-sol à colonnes. Plein de gosses, dont moi,
6 ans environ. On court, on virevolte, on s’attrape, on ne regarde pas
trop ce que l’on fait, et pan ! la tête sur une colonne en fer, et par
terre. Infirmerie, soins. Rien de particulier, sauf une belle bosse.
Mais à la sortie mon père attend avec son vélo pour me ramener à la
maison. Il est 16h30, ou quelque chose comme ça. La bonne sœur (qui
n’a rien vu) lui explique que je me suis bagarré avec un petit camarade.
Et je ne démens pas. Mieux, je donne le nom du petit camarade soi-disant
brutal ! Dont je me souviens encore du garçonnet qu’il était et de son
nom : Philippe Dubourg. Un gringalet de rien du tout, doux comme un
agneau. Plus tard nous nous sommes retrouvés à l’Immac et avons été bons
camarades. Mais pourquoi ai-je eu besoin de chercher un responsable pour
expliquer la bosse que j’avais sur le front ? Nous nous poursuivions,
c’est sûr, mais le pauvre Philippe n’est en rien responsable de mon erreur
de trajectoire.
Mon père entend bagarre et me demande aussitôt si je lui ai également
cassé la gueule, me dit aussi « qu’il faudrait que j’apprenne à me défendre »
lorsque je lui avoue que non, je ne lui ai pas cassé la gueule, il ajoute :
« Je ne le ferais pas à ta place ». Ouf ! Heureusement pour cette fois-ci.
J’essaie alors de rattraper mon accusation sans fondement en disant que je
suis tombé tout seul. Et mon père de rétorquer immédiatement, comme s’il
avait vu la scène racontée par la religieuse : « Tu n’es pas tombé tout seul,
on t’a fait tomber ». Et quand bien même, qu’aurais-je pu faire, par terre
et à moitié assommé ?
A la douleur physique s’ajoutait cette fois-là une douleur morale, un refus,
un refoulement, que sais-je ?
A l’école Saint Maur on sortait par une petite porte qui donnait sur la petite
rue débouchant sur le Boulevard d’Alsace (rue de Bordeu). C’est là que mon père
m’attendait parfois, rarement, avec sa bicylette, pour me ramener à la maison.
J’étais seul, Christine étant trop jeune pour intégrer une maternelle. J’étais
en 11ème (CP d’aujourd’hui), année scolaire 1947-1948, l’année de mes six ans.
L’année suivante j’allais toujours à Saint Maur (10ème - CE1), mais cette fois
je devais me coltiner Christine sur 1,5 km et qui faisait tout ce qu’elle pouvait
pour me retarder, sauf parfois lorsque une jeune prof sympa qui habitait Avenue
de Lons,et qui nous rattrapait sur la route de l’école, la prenait sur le
porte-bagage de son vélo. Je pouvais alors courir, arriver à l’heure et échapper
à la fureur des nonnes
Là aussi il y a eu traumatisme, car, à chaque retard, les punitions vexatoires
pleuvaient injustement, et s’aggravaient à chaque récidive : gifles, engueulades
devant tous les petits camarades, mise au coin etc. Curieusement je n’en parlais
pas à la maison, m’attribuant l’entière responsabilité de ces retards, et tâchant
le lendemain de faire au mieux. Christine, elle, était dorlotée dans sa petite
classe de maternelle. Si elle était en retard, ce qui n’avait rien de grave selon
son instit, c’était la faute de son « grand » frère qui mettait trop de temps
pour venir à l’école. On apprend très jeune ce qu’est l’injustice, mais on ne sait
pas lui donner un nom.