Juillet 1960. Cordée Bernos-Ollivier en intervention lors d'un terrible accident de montagne
qui fit trois morts, trois étudiants de Toulouse.
A l’heure du déjeuner [à El Patio sans doute, en famille peut-être encore, le père Ollive est là, étrange et exceptionnel pour un dimanche] nous recevons un coup de fil de Marcel Demay [membre du GPHM], depuis Gabas.
A Pombie il a d’abord entendu une énorme pierre tomber dans la face Sud de l’Ossau dit-il. Puis s’en sont suivis des appels au secours.
A l’aide de jumelles il a pu voir quelqu’un sur une plate-forme, semblant désencordé. Au-dessous, comme reliées par un fil, deux silhouettes, une rouge et une grise qui semblaient mal en point.
Nous décidons d’aller sur place et prenons Hervé au passage.
Nous parvenons rapidement à Pombie. Il y a foule de CRS et de curieux. Un hélicoptère tourne en rond dans un fracas assourdissant, en vain semble-t-il. Car, lorsque nous sommes arrivés nous nous sommes rendus compte que personne encore n’avait repéré les alpinistes accidentés. Marcel Bernos, membre du GPHM et responsable de la cellule secours en montagne [à l’époque le PGHM n’existait pas, le Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne et les secours se déroulaient selon un système d’entraide entre alpinistes], prend place dans l’hélico et repère immédiatement deux corps, pendant que mon père les repéraient lui aussi depuis Pombie avec ses jumelles. A leurs dires à l’un et à l’autre ils étaient morts. Mais qu’en savait-on exactement ? Il faut aller voir !
Saisissant à mon tour les jumelles j’assiste à un spectacle poignant : une masse rouge immobile recroquevillée derrière un bloc, et non loin, bras et jambes repliés, sans tête, un second corps. J’ai beau fixer mon attention durant plusieurs minutes, le tableau est figé dans une tragique immobilité. Entre les deux corps on distingue une masse non identifiable qui est peut- être un corps. Demay avait compté trois personnes, dont l’une des trois appelait au secours. Certains pensent avoir vu bouger le « rouge », ce qui décide papa et Bernos à aller voir sur place immédiatement. Ils emportent un émetteur radio. Ils nous assignent à Hervé et moi de dormir sur place au refuge afin de guider les équipes de secours dans la voie qu’ils vont parcourir pour rejoindre les accidentés, cette voie que nous avons grimpée dans la joie et l’insouciance Hervé et moi 15 jours auparavant [la Voie des Vires de la Pointe Jean-Santé]. En attendant nous les accompagnons jusqu’à l’attaque de cette voie de façon à les soulager d’une partie du matériel qu’ils emportent. Les sauveteurs devraient arriver demain matin avec le matériel de secours nécessaire.
De retour au refuge Hervé et moi pouvons suivre la progression de Robert et Marcel et les voyons arriver à hauteur du corps rouge et l’examiner. Message radio laconique : « Ils sont morts, pas de troisième. » Où est le ou la troisième ? Ils affirment que le corps rouge est un garçon. Il fait sombre. [En fait le « rouge » est une fille, Josiane Lopez, étudiante à Toulouse, c’est dire l’état du cadavre]. Non loin d’elle Guy Bénéteau ou Jean-Claude Grémillet, également étudiants à Toulouse, impossible de le savoir dans l’immédiat. [Voir la plaque commémorative dans l’album 110nb – film 461c]. Donc pour ce soir pas de troisième, sûrement celui qui appelait au secours.
Pécune, le CRS en chef a trouvé à l’aplomb du lieu du drame, dans la caillasse de la Grande Raillère les restes d’un appareil photo Foca-Sport contenant une pellicule couleur. On commence à se demander si l’un des trois accidentés n’est pas déjà en bas.
Impossible de fermer l’œil de la nuit dans le refuge. De sales spéléologues, venus on ne sait pourquoi, ont débarqué dans le refuge dans la nuit. Ils ont passé la moitié de la nuit à rigoler et s’esclaffer bruyamment et le reste à ronfler comme des sonneurs.
A 4 h du matin l’équipe de secours se pointe [pourquoi si tôt ? Il fait noir], accompagnée du guide François Boyrie (qui fut collègue guide de mon père) et le journaliste de l’Eclair, Yves Colin. Tout ce bazar pour ne s’ébranler qu’à 8 h et sans matériel de secours. L’affaire est dite. Avec les morts, technique alpine ! La suite nous démontrera de quoi il s’agit. Et ce con de Boyrie (mort en 2008 à 97 ans) s’arrange pour que ma cordée avec Hervé ne montre pas le chemin à la caravane, alors que nous venions de faire cette voie et que lui ne la connaissait pas ! On se retrouvera ai-je écrit à l’époque.
Le secours en montagne de cette époque était balbutiant comme je l’ai indiqué plus haut et les sauveteurs étaient rassemblés vaille que vaille, certains n’étant jamais allés dans une paroi. A l’attaque de la voie, assez débonnaire il faut le dire, quelques-uns s’élancent courageusement. Mais d’autres laissent du matériel sur place pour alléger leurs sacs (matériel que nous regardions avec concupiscence, Hervé et moi, en essayant de voir comment nous pourrions faire pour « mettre de côté » quelques pitons et mousquetons, voire une corde toute neuve encore sous forme de rouleau. Nos budgets étaient si microscopiques à l’époque. Mais l’occasion ne s’est pas présentée).
D’autres CRS enfin refusaient carrément de grimper, dont un en particulier, tout tremblant, qui me confia le matériel qu’il transportait, et retourna dans le pierrier.
Nous arrivons vite à hauteur du drame, Hervé et moi. Le spectacle est glaçant et je manque de tourner de l’œil, pris de nausées. Je sais qu’il en est de même pour Hervé. D’en bas, aux jumelles, le décor et les acteurs morts étaient plantés, un peu abstraits. Sur place tout est en gros plan, sinistrement réaliste. La plate-forme est poisseuse de cervelle éparpillée un peu partout, des éclaboussures de sang sur les rochers, des traînées de chair et autres débris humains. Une odeur fadasse. Papa trouve une dent, je ramasse ce qui fut une paire de lunettes Nylor, complètement broyée [plus tard un opticien a réussi à les récupérer et je m’en suis servi jusqu’au jour où je les perdis à l’issue d’un grave accident de Mobylette Cours Camou à Pau un soir d’hiver de 1964. Elles devaient porter malheur].
Le premier cadavre qui saute au yeux en arrivant est celui du garçon auquel nous avions, d’en bas au refuge, affecté le n° 2. Il s’agit de Guy Bénéteau. Encore accroché par la taille à une corde retenue par un becquet et relié au second cadavre, il se trouvait légèrement à droite et au-dessus de la plate-forme, comme s’il avait rebondi après l’avoir heurtée [l’élasticité de la corde sans doute]. Les vêtements déchirés, dont les accrocs flottent au vent, laissent voir un dos blanc. Les bras et les jambes recroquevillés dépassent d’un corps sans tête.
Puis, sur la plate-forme, discret et apparemment moins abîmé, le « corps rouge » (en réalité un pull) est tassé contre les rochers, comme écrasé. C’est bien la jeune fille de l’équipe, Josiane Lopez, ainsi qu’en atteste l’opulente chevelure rousse, restée belle malgré le sang mêlé aux cheveux. Le bas de son visage est écrasé contre le rocher, les tibias fracturés passent à travers les chaussures, une jambe est dénudée. C’est grande pitié.
Le temps d’un recueillement ému devant ces pauvres jeunes, j’entends un bruit affreux, à la fois sourd et puissant. C’est le cadavre de Guy Bénéteau qui vient d’être décroché de la corde qui le liait à Josiane et qui a été livré à un vide de plusieurs centaines de mètres. Méthode Chamonix. On ne prend aucun risque avec les cadavres. Je ne dis pas l’état dans lequel on l’a retrouvé en bas. Le respect des morts est inversement proportionnel à l’altitude.
Suit un épisode sordide avec le cadavre de la jeune fille. Il a été demandé au sinistre Boyrie et à ses sbires CRS [voir plus loin ce qu’étaient en réalité ceux que nous prenions pour des CRS] d’être un peu plus respectueux pour elle. Ils ficellent alors son corps n’importe comment, un vrai travail d’amateurs, et commencent à le descendre. J’assure le CRS qui tient la corde [pour moi tout ça est un simulacre du cynique père Boyrie car je doute que nous disposions d’une longueur de corde suffisante pour parvenir au bas de la paroi].
Au cours de la descente, la jeune fille, ou ce qu’il en reste, se bloque dans une fissure au-dessus d’un vide effrayant. Qu’à cela ne tienne, Boyrie avise l’un des sacs des jeunes (celui sur lequel je suis justement assis) le fait remplir de terre et de cailloux, l’attache à la corde qui est reliée au cadavre, et l’expédie dans les airs afin de dégager le corps. L’impulsion est suffisante pour arracher la jambe qui est coincée (c’est Boyrie qui le dit) et précipiter ce qu’il reste du corps dans la caillasse au bas de la paroi. On entend le bruit mat, épouvantable, de la réception.
Mais qu’en est-il du troisième larron ? Des infos nous parviennent par radio et nous apprennent que le troisième corps, celui de Grémillet, vient d’être retrouvé au pied des parois. Suit un descriptif qui n’a rien à envier à celui des morts de la plate-forme. Du corps disloqué ont jailli les viscères à plusieurs mètres autour, le foie a été retrouvé posé sur un rocher à plusieurs mètres de la victime également. Le tout est fourré dans un sac, ramené à Pombie et posé par terre à l’ombre du refuge avant d’être évacué.
« Tu te rends compte de ce qu’il y a là-dedans », m’a demandé Hervé en contemplant ces sacs, à notre retour à Pombie. Car il y avait aussi les sacs contenant les restes de Josiane Lopez et de Bénéteau, retrouvés explosés au pied des parois.
Que s’est-il passé ? Erreurs ou fatalité ? Avant de quitter la plate-forme fatale sur laquelle sont tombés les deux jeunes gens j’examine les indices qui pourraient donner un début d’explication. L’impact récent du bloc dont Demay a entendu la chute est manifeste sur la plate-forme, à l’endroit où sont tombés les grimpeurs, la roche blanche pulvérisée en témoigne. Cherchaient-ils un accès direct à la Pointe Jean-Santé ou se sont-ils trompés d’itinéraire ? Ils n’étaient pas éloignés du Cirque Suspendu, de parcours aisé pour atteindre la Pointe. Ils possédaient un exemplaire du guide (Ollivier) décrivant cet itinéraire. On l’a retrouvé non loin de la plate-forme, couvert de sang, ce qui montre qu’il a été touché, sinon utilisé par le survivant après l’accident.
Toujours est-il que Guy Bénéteau a escaladé la paroi qui domine la plate-forme tragique sur une longueur, a installé un relais sur une vire occupée par un gros bloc semblant être solidaire de la muraille, bloc derrière lequel il a fait passer la corde (ou sur lequel il a installé un anneau) et a fait monter Josiane Lopez, Jean-Claude Grémillet attendant son tour. Au cours de l’escalade, certainement difficile, Josiane a dévissé (ou s’est simplement suspendu à la corde pour souffler) et ce faisant a entraîné le bloc sur lequel Bénéteau l’assurait. Résultat elle est tombée debout sur ses jambe face à la paroi et a entraîné Bénéteau qui est tombé tête la première. Le bloc et les deux grimpeurs ont épargné Grémillet dans leur chute. Lequel, vraisemblablement affolé, a alors appelé au secours.
Ses appels ont été entendus par les personnes présentes à Pombie, déjà alertées par la chute du bloc. Un dialogue s’est-il engagé ? S’est-on rapproché de lui, au moins depuis la Grande Raillère, pour mieux communiquer ? Personne n’a eu l’idée de le rejoindre sur la facile voie des Vires pour l’aider, alors qu’il était visible aux jumelles qu’il était l’unique survivant d’une cordée de trois grimpeurs, ce qu’il a certainement crié au milieu de ses appels au secours. La solidarité n’a vraiment pas joué.
Pombie à l’époque, il y a soixante ans de cela, ne disposait pas de téléphone. Au lieu d’apporter les premiers secours au grimpeur survivant désemparé on se hâta de courir à Gabas [pourquoi pas au Pourtalet qui est beaucoup plus proche ?] appeler des secours hypothétiques, inexistants à l’époque, pour se donner bonne conscience. Toutes raisons qui ont fait que le coup de fil est arrivé chez Robert Ollivier, solution magique. Qui eut l’idée d’alerter son ancien collègue guide François Boyrie, responsable civil à Cauterets de l’entraînement montagne d’un détachement de chasseurs alpins, susceptible de disposer de personnel pour intervenir [je nomme CRS les « sauveteurs » de mon récit de l’époque retranscrit ici. En réalité il s’agissait d’appelés du contingent qui faisaient leur service militaire, non loin du Pont d’Espagne. Hervé lui-même y fit plus tard une partie de son service militaire].
Suite à toutes ces tergiversations les heures ont passées, intolérables pour le survivant. Soit il a cherché à descendre par ses propres moyens (le livre ensanglanté pourrait en témoigner) et a dévissé dans un passage. Soit il s’est suicidé. Son corps gisait au pied de la voie Jolly, voie d’une grande raideur située à l’aplomb de la plate-forme du drame. Il était en effet suicidaire d’envisager descendre par là sans corde ni matériel. Josiane était