Histoire de Vignemale et du bonheur d'un été à Cancéru
Evocation d'une ascension effectuée le 26 août 1948. Mon père avait 37 ans et moi, JM, 6 ans et demi
English tranlation
On dit parfois que dans la vie il y a des évènements marquants, je suis bien placé pour le croire !
Baysselance, tôt, ce matin du 26 Août 1948...
La seconde guerre mondiale et ses quarante millions de morts rien qu’en Europe n’est terminée que depuis trois ans.
Il y a seulement un an que les « restrictions » et leur cortège de privations provoquées par le conflit ont pris fin.
Les survivants restent marqués par ces années de trouble, d’inespérance et de difficultés matérielles. Le monde si frivole des années 30 est devenu plus dur, et c'est évidemment la jeunesse qui en fait les frais.
Certains ont la chance de pouvoir « prendre des vacances » néanmoins.
Un ciel encore noir, piqueté d’étoiles scintillantes dans un air calme, silencieux et froid. Les chaussures résonnent sur le sol gelé. On entend le tintement métallique des piolets que l’on pose sur la margelle de pierre sèche, devant le refuge, le temps de caler les sacs sur le dos après avoir une dernière fois vérifié leur contenu. Peu de paroles. Tout autour les géants dorment encore. La neige et la glace soulignent leurs lignes élancées, leurs crêtes aériennes...
Dans la direction du Nord la plaine lointaine sommeille encore sous les vapeurs matinales. Du côté de l’Orient émerge une pâle lueur légèrement rosée sur laquelle se dessine une infinité de sommets. Des pointes innombrables, en vagues successives emplissent l’horizon et vont se fondre en méandres vaporeux à l’Ouest.
Pour la première fois au cours de ma petite et courte existence je prenais conscience de la splendeur et de l’immensité du monde. Je me sentais en même temps transporté dans un autre univers, absolument coupé du monde familier dans lequel j’avais jusque-là vécu. C’était aussi la première fois que je me sentais parti, en voyage, que j’étais confronté à un dépaysement total, aux belles choses, aux mystères de la nature. C’est je pense à ce moment très particulier que quelque chose est venu se nicher dans mon âme pour ne plus la quitter. Dès cet instant, je le sais maintenant, j’ai aimé la montagne. Je serais désormais toujours à la recherche de la redécouverte du plaisir et de la fascination procurés par ce moment primordial. C’est ce qu’on appelle couramment une révélation ! ! !
Je n’avais pas pu voir ce somptueux spectacle hier soir en arrivant au refuge Baysselance, les brumes vespérales et le jour déclinant m’avaient caché ces magnificences. Au-delà des sentiments et des sensations, cette image est restée gravée à jamais dans ma tête.
Des pics à l’infini me semblait-il. Jamais je n’aurais imaginé que la montagne fût si belle et si complexe.
Et de là au sommet la route fut facile, malgré le glacier gelé, dont je me souviens encore que les montagnards présents redoutaient les crevasses. A ce moment-là ce mot ne me disait rien. Nous suivîmes une route destinée à éviter ces zones crevassées.
...
L’impression de m’envoler, un choc violent sur le dos qui me coupe le souffle, l’univers qui bascule, qui se charge de teintes glauques et bleutées, la vision d’un gouffre sans fond. J’ai à ce moment une perspective très réduite de mon avenir, là, au fond de cette fente glacée aux profondeurs insondables qu’est une crevasse.
Mais que s’est - il passé ? J’oscille au bout d’une corde qui m’enserre la taille. Je me cramponne au chapeau destiné en principe à me protéger des ardeurs du soleil à 3000 mètres. J’ai le temps d’admirer les glaces vives, d’entendre l’eau grondante des moulins sous-glaciaires en pensant « in petto » que je pouvais mourir. Sentiment d’autant plus terrifiant qu’il est abstrait pour un enfant de six ans. C’est peut-être de ce moment privilégié-là que la valeur de la vie m’est apparue, qu’une certaine anxiété liée au caractère provisoire des choses, liée à l’avenir aussi, s’est installée en moi. C’est ainsi qu’une personnalité se façonne. Rude cadeau, tout de même !
J’ai dû frôler l’évanouissement car je me suis retrouvé sur le glacier, entouré d’âmes compatissantes, sans savoir comment j’y étais remonté. Parmi les âmes compatissantes, une jeune femme - oui, sans doute très jeune, car j’ai ce souvenir qui est celui d’un jeune enfant - m’a ensuite tenu compagnie durant tout le retour qui fut joyeux et insouciant. Une maman en quelque sorte, oui, mais une maman que je ne connaissais pas et cela me semblait bien mieux. Enfants ingrats. Si elle me l’avait demandé, je serais parti avec elle et son compagnon. Charme maternel, charme féminin... Image positive glanée là, bouée salvatrice dans cet univers de brutes qui contribua sans doute à me faire apprécier toutes les qualités que je porte au crédit des femmes et au plaisir que j’éprouve en leur compagnie, malgré tout ce que pouvait dire mon père sur « ces animaux étranges aux cheveux longs et aux idées courtes ». Bref, le charme féminin agissait déjà. Inclination renforcée par tout l’amour et l’admiration que ma maman m’a porté. J’ai été sa pure merveille, sa lumière, bien que trois frères et soeurs, Christine, Pierre et Hélène m’eussent accompagné dans la vie. Que veux-tu, ô lecteur improbable, personne n’est maître de sa destinée autant qu’il peut le croire.
Tout a commencé quelques jours auparavant, sur un sommet élégant, le Monné (ou Moun Né : 2724 m), ( http://www.pbase.com/jmollivier/monne ) qui domine Cauterets (942 m) station thermale des Pyrénées qui connut des heures de gloire lorsque des célébrités comme Marguerite de Navarre (sœur de François Ier), Jeanne d’Albret, Catherine de Médicis, Elisabeth d’Espagne, Rabelais, Montaigne, Henri IV, Hortense de Beauharnais, Georges Sand, Victor Hugo, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert, Debussy, St Saens, Sarah Bernardt et même Jean Ollivier vinrent y « prendre leurs eaux ». Il paraît que déjà les Romains y faisaient leurs ablutions, tant les qualités de l’eau sont remarquables.
Remarquables certainement, car c’est dans cette eau que j’ai effectué mes premières brasses, avec l’aide de ma jeune tante Loulou de 22 ans à l’époque. Quand mon père essayait de m’apprendre à nager, il n’avait jamais sa patience, son optimisme et sa décontraction. Résultat : il me faisait peur et me vexait beaucoup en me soutenant que j’étais beaucoup moins doué qu’untel ou untel. Prestige et obsession de la performance.
Qu’est-ce que je faisais sur ce sommet ? Je n’ai aucun souvenir des circonstances qui ont poussé mon père à m’y amener. Il n’a rien expliqué. Il me semble que c’était la première fois que nous allions faire une course ensemble, tous les deux seuls.
Les vacances d’été se passaient dans un hameau proche de Cauterets, Cancéru (936 m), avec les enfants des paysans de la vallée qui avaient notre âge. Il me reste un souvenir ému et très précis de ces vacances que nous avons prises là deux années consécutives. J’avais 5 et 6 ans. Nous y avons vécu des étés de rêve, parmi les plus merveilleux sans doute de notre enfance, tout à notre liberté d’improviser une multitude de jeux et d’occupations.
Car nous imaginions chaque jour mille et une activités qui remplissaient nos journées faites d’insouciance, de gaieté, de joie de vivre avec la vitalité de notre jeunesse, dans la nature parée de prairies, de magnifiques forêts de hêtres et de sapins, de ruisseaux cristallins bondissant dans les rochers. Nous partions pour des balades échevelées vers le Col de Riou (1949 m, mille mètres au-dessus de Cancéru tout de même), à la recherche d’aventures et de champignons, en poussant parfois jusqu’au Pic de Viscos (2141 m) vertigineux qui domine directement les villages de Pierrefitte et de Luz, ou en allant flâner jusqu’au chalet de la Reine Hortense (1262 m) en passant par la promenade de l’Impératrice. Nous pouvions courir des heures durant, joyeux, à la recherche d’un animal de la ferme égaré. Le jeune veau que l’on m’avait confié au Col de Riou pour le ramener à Cancéru au bout d’une longe m’avait stupéfait par son énergie et sa vitalité, employées à m’entraîner, et même me traîner selon son bon vouloir, tout au long de la descente. Nous faisions aussi des rodéos avec des ânes têtus et récalcitrants.
Nous, les enfants, élaborions des parties de folie dans les champs de maïs, le foin parfumé des granges ou les réservoirs d’eau, nos « piscines » ! (de l’eau à 10°C au plus !). Nous utilisions les traîneaux de la ferme pour effectuer des descentes vertigineuses dans les prés pentus. Nous jouions aussi aux trappeurs et aux chercheurs d’or dans les «gaves » (torrents des Pyrénées) et les ruisseaux en récoltant fièrement des paillettes de mica (qui ressemblent à de l’or), et peut-être même quelques paillettes d’or. Un autre jeu consistait à installer des « moulins » de coudrier (noisetier) dans le courant pour les regarder tourner.
Attraper des grenouilles, traquer les truites (sans jamais pouvoir les capturer), jouer avec les têtards ou les salamandres noires et jaunes qui se réfugiaient sous la cuisinière, capturer les gros rats qui hantaient les abords du chantier forestier où étaient entreposées de lourdes grumes, apprendre à nager au chat du voisin dans le lavoir, constituaient aussi une part non négligeable de nos activités enfantines innocentes mais non dépourvues parfois de cruauté inconsciente.
Il y avait également les épisodes style « Guerre des Boutons » entre bandes de gamins des fermes voisines, avec, en particulier « l’infâme » Poulotte (son nom est encore dans ma tête) qui détruisait nos « moulins ». A ces expéditions-là Josette, ma petite copine, ne participait pas !
Déjà soucieux d’efficacité et de rendement industriel, je me souviens à propos des grumes avoir conseillé aux bûcherons d’utiliser des éléphants plutôt que leurs pauvres chevaux tant les troncs d’arbre transportés me paraissaient énormes. Ils en riaient beaucoup. En fait on sait que l’éléphant est effectivement très utilisé dans certains pays pour ce travail.
Je n’ai jamais retrouvé le goût si spécial et si délicieux du lait cuit au feu de bois dans la grande cheminée de la ferme, allumée toute l’année et où nous conviaient ses hôtes hospitaliers. C’était une vraie gourmandise, dont j’arrive encore à évoquer le fumet et le goût subtil. Un vrai bonheur, jamais retrouvé depuis.
Le fait d’être aussi heureux, insouciants, représente-t-il le bonheur ? Sans doute. Et nous en étions presque conscients à l’époque. Tout était apparence d’harmonie. Nous ressentions comme une véritable chance de vivre ces vacances avec les parents, et aussi les grand’ parents, et quelque oncle ou tante de passage. Les gosses que nous étions ne connaissaient de nuages et d’orages que ceux dont la nature nous gratifiait parfois, afin d’alimenter nos petites terreurs enfantines. Car il y eut par la suite d’autres terreurs, beaucoup plus importantes, mais c’est une autre histoire...
Et puis il y avait la grande et belle Paulette, la fille aînée de le ferme qui nous hébergeait. Elle nous menait à cheval au marché de Cauterets et nous les garçons aimions tout à le fois le cheval et Paulette, pour laquelle j’éprouvais un indéfinissable mélange d’admiration sans borne, de respect et de quelque chose d’autre (mais quoi ?) tout à fait délicieux. Elle matérialisait l’archétype féminin qui hante nos imaginations, dès notre plus jeune âge : autorité, douceur, protection et beauté. Pour nous et nos six ans à l’époque, c’était Jeanne d’Arc avant l’heure (de l’apprendre à l’école). Et il vaut mieux laisser les choses se faire ainsi !
Tel était le contexte bucolique dans lequel nous vivions quand mon père m’emmena au Monné de Cauterets.
De sa proposition d’y monter, je ne me rappelle pas. Proposition, un bien grand mot. Décision serait mieux approprié. On ne discute pas trop avec mon père. Et puis, tiens, peut-être y trouverais-je des choses intéressantes ? Allez.
J’ai tenu à amener mon bâton de noisetier à l’image de tous les bergers de la vallée, grands ou petits. C’était d’ailleurs un cadeau fait main d’un grand frère (8- 9 ans) de Josette, et donc par conséquent indispensable pour gravir la montagne, cette montagne. Car cette histoire de bâton va avoir des prolongements, comme nous le verrons plus loin.
L’ascension du Monné depuis Cauterets peut être considérée comme sérieuse du fait de ses 1800 mètres de dénivelée. Un bon test d’endurance en tous cas. Encore plus haut que le Viscos !
Nous partîmes tôt par une journée ensoleillée et dépassâmes rapidement les forêts (je me vois encore trottinant derrière mon père dans l’ombre piquetée de lumière des arbres et tenant fièrement mon bâton), pour gravir ensuite de grandes pentes aboutissant à un sommet rocheux et escarpé... Dans mon souvenir, c’est allé assez vite, sans problèmes, avec un peu d’ennui de n’être pas avec mes copains, de ne jamais parler, et de toujours marcher sans jamais s’arrêter dans un environnement somme toute quelconque à mes yeux. Sans comprendre non plus pourquoi on est là. Le père ne m’avait même pas encouragé (ni menti !) en me disant qu’il y avait un marchand de glaces, là-haut. Mais où est donc alors la motivation, pour un enfant de six ans ? Peu importe sans doute. L’enfant marche et n’engrange aucun souvenir. Vivement l’heure du goûter !
Sommet, tour d’horizon. Le panorama ne m’a pas laissé un souvenir inoubliable (au sens littéral) là non plus. Mes préoccupations devaient être ailleurs. Il est pourtant splendide. Mon père nomme tous les sommets visibles en insistant sur un gros massif plein Sud, le Vignemale ! Pour moi, Vignemale ou autre chose, peu importe. Vite retrouver mes ruisseaux gazouillants, mes petits camarades, Josette, et nos jeux. Mais il insiste, le père. C’est le Vignemale, le plus haut sommet des Pyrénées françaises. Le plus haut pic, répète-t-il. Le plus haut.
(A l’époque il n’était pas facile d’aller en Espagne, pour gravir le Néthou par exemple. On faisait les Pics d’Enfer en partant du Marcadau. Impensable de nos jours.).
Et là le piège (mais pouvais-je y échapper ?). Ce n’est plus très clair dans ma tête. Qui a voulu plaire à l’autre, lui offrir quelque chose d’exceptionnel ? Car le Vignemale est entreprise autrement plus sérieuse que le Monné, du moins pour un bambin de six ans. Y a-t-il eu proposition, et une acceptation étourdie de ma part, moi n’ayant aucune idée de ce que pouvait représenter la lointaine et petite montagne que j’apercevais, ou une demande explicite d’aller briller sur la plus haute montagne ? Me connaissant, connaissant mon père, j’ai sans doute voulu tout simplement ne pas le contrarier, et à défaut lui faire plaisir en lui demandant de la gravir. Peut-être aussi, dans un accès d’euphorie, me serais-je vu en train d’escalader tous les grands sommets, et aurais-je demandé d’escalader celui-là puisque c’était le plus haut ? Possible. Etourderie enfantine. Je pensais bien, au fond de moi, ne jamais y aller !
Mais au fait : père voulait-il me faire plaisir, se faire plaisir, gagner un pari, établir une performance, battre un record (ça existe toujours le plus jeune « summiter » de tel ou tel sommet) ? Il ne me l’a jamais dit. Je pense que plus tard il n’aurait pas osé. Les érudits des Pyrénées connaissent l’histoire de Louis Robach (1871 - 1959, 43 ascensions du Mont Perdu, 3355 m) qui avait spécialement entraîné son fils de sept ans pour l’emmener au Vignemale. Mon père admirait beaucoup Louis Robach.
Toujours est-il que l’affaire est scellée et je l’oublie aussitôt pour dévaler la voie normale du pic, en manquant d’ailleurs me rompre le cou en allant trop vite dans un passage scabreux. J’en ai le souvenir très vif, car ce faux pas m’évoqua derechef, malgré mon jeune âge, des images de « dévissages » dramatiques issues des récits épouvantables d’accidents de montagne (par exemple : «tout ce qu’on a retrouvé d’untel tenait dans une boîte de « Nescafé ». Si, si, je l’ai entendu à l’époque... tu parles d’une ambiance). J’avais été également témoin direct et rapproché d’une chute sévère d’un rocher d’entraînement de Gavarnie, 2 à 3 ans auparavant. Un hurlement, un grand pof et un bruit d’os cassés pareil à un bambou qu’on brise. Un gros bambou !
« Mais que veux-tu, la vie est dure, c’est un combat de tous les instants, il faut l’affronter de face, à mains nues, avec courage. L’homme est un loup pour l’homme, nous évoluons dans une jungle impitoyable. Il faut donc se battre et pour vaincre, il faut avoir surmonté toutes les difficultés, tous les pièges tendus par la vie, afin de forger son caractère. La vie se gagne, il faut être le meilleur... »
C’était le discours habituel de mon père, qui a toujours nourri une extrême méfiance vis à vis de ses prochains, et même de ses proches, malheureusement. Ce discours, il me le tenait déjà à l’époque, le martelait, et deux notions en émergeaient : on fait tout pour être le meilleur, donc on est le meilleur. Les «autres» ne pensent qu’à nous manger la laine sur le dos, il faut donc s’en méfier. Il n’est de bon bec que les champions.
J’enregistrais sans trop saisir. Mais il mettait le ver dans le fruit, et il fut dur, très dur de s’en débarrasser.
Le Vignemale fut initiatique. Père mettait en pratique éducative ses idées parfois quelque peu réactionnaires. Je suivais, n’ayant point d’autre référence. Mais si des choses furent gravées en moi, elles restèrent à portée de la conscience - pour preuve la mémoire très fine de ces pourtant lointains événements. Il me semble que c’est depuis le Vignemale que je ne fis plus d’insouciantes concessions et que je n’ai plus obéi aveuglément à mon père.
Cela a-t-il eu des conséquences sur mon comportement dans la vie ? Pour partie sans doute...
Le grand jour arrive enfin. J’avais le sentiment diffus que c’était important. On me fait essayer de « superbes » chaussures de montagne, accessoire que je ne connaissais pas. Puis on me promet que si j’arrive à monter là-haut on m’offrirait un piolet, et plus précisément celui qui trônait dans une vitrine de Cauterets, rutilant, modèle réduit d'un piolet d'adulte. Outil emblématique des vrais montagnards, mieux, des alpinistes, et encore mieux, des Pyrénéistes. Quelle fierté ! La duperie commence là. Et qui ne m’a jamais servi de leçon, celle-là. Je désirais ardemment cet instrument mythique, comme tout gosse qui souhaite s’identifier au monde des adultes. Dans ma tête son utilité devait se limiter à cette récompense, car je ne me voyais, ni ne désirais, réitérer bien souvent (et même jamais) des ascensions comme le Vignemale, nécessitant ce matériel particulier. J’avais raison en somme, car je n’ai plus jamais refait d’ascension glaciaire avec mon père de toute ma prime jeunesse.
Je comprenais confusément qu’il était bizarre d’offrir ce magnifique outil en récompense du succès de l’ascension. Ces glorioles ne m’évoquaient rien. Le piolet, c’était logique, il me le fallait pour réussir l’ascension, tout comme j’avais utilisé le bâton de berger pour aller au sommet du Monné.
Cette logique dut s’imposer tout à coup à mon père, qui, l’ascension réussie, oublia sa promesse, estimant que ce succès constituait la récompense. Belle dialectique. Malgré mes réclamations répétées, je n’ai jamais obtenu de piolet. Cruelle injustice, reniement de la parole donnée, exécrable exemple de manquement vis à vis d’un petit homme en devenir ... qui ne l’a jamais oublié. Rancunier, va !
Il y avait aussi certainement d’autres préoccupations logiques dans la pensée de mon père, du genre : cette course est exceptionnelle, on n’en fera pas d’autres ; cet outil acéré peut être dangereux dans les mains d’un enfant ; et plus pratique : tu vas vite grandir, et il ne te sera plus d’aucune utilité. C’était mal me connaître. Autant pour ce qui est d’apprécier et de garder un cadeau, que de comprendre les raisons de son acte. Mais voilà, on n’explique rien à un enfant. Comme s’il n’avait pas besoin de comprendre. Ou comme s’il était incapable de comprendre.
Le vide, l’absence. Quelques paroles ont sans doute été dites, qui ne m’ont pas convaincu et que je n’ai pas retenues.
Maman m’avait confectionné un sac de montagne à ma taille, une promotion cela aussi. Mais un sac c’est fait pour porter. Au Monné, point de sac.
Ensuite, au lieu de partir à pied de Cauterets, nous avons pris le car, père et moi pour monter aux bains de la Raillère (1048 m), le service de cars s’arrêtant là pour les curistes et ne montant pas jusqu’au Pont d’Espagne (1496 m), point de départ du sentier. Ce qui rallonge de quelques kilomètres de plus qu’aujourd’hui, avec en prime plus de 400 mètres de dénivellation supplémentaire.
Enfin, si piolet il n’y avait pas, je ne pus emmener mon fameux bâton de berger. C’était trop ridicule, on n’emmène pas un bâton de berger là-haut. Pensez donc, sur un glacier ! Mais où est donc la logique ? La seule que j’ai retenue, c’est celle du ridicule et comme un sentiment de honte. Honte de soi, des siens, de ses succès, de ses échecs, manque de confiance, timidité, perception négative de la vie. Là non plus l’explication, pour une fois qu’il y en avait une, n’était pas la bonne.
L’absence de piolet était largement compensée par les grosses et lourdes chaussures de cuir neuves qui enserraient mes petits pieds. Equipement normal pour affronter la haute montagne et le glacier. Equipement complètement inconnu de moi jusqu'à ce jour. Pour qui a toujours gambadé avec de légères sandales, cet accoutrement devient un handicap sérieux lorsqu’il s’agit de marcher pendant des kilomètres et d’absorber de fortes dénivellations deux jours durant. Dans des souliers tout neufs, générateurs de délicieuses ampoules. J’étais en sandales au Monné, les photos ramenées en attestent. Ce détail peut révéler que le « diabolique » projet paternel ait reçu un début de concrétisation à la suite de l’ascension du Monné, et non auparavant, auquel cas il eût été judicieux de la faire en chaussures de montagne. Mais si le Monné avait échoué, à cause des gros souliers, justement ? On ne serait pas allé au Vignemale. On aurait acheté les gros souliers pour rien. Dont acte. Ma pauvre maman a souffert toute sa vie de cette pingrerie.
J’ai pris l’entière mesure du handicap causé par les souliers trop lourds et rigides, et du poids du sac, bien que petit, de longues heures plus tard, 1700 mètres plus haut, au fin fond de la Vallée de Gaube, dans le dernier lacet montant à la Hourquette d’Ossoue (2734 m), à un jet de pierre du refuge Baysselance (2651 m). Je me suis assis sur un caillou sans rien dire et j’ai laissé continuer mon père. Dans ma tête c’était fini, ma vie s’arrêtait là.
Lassitude, ennui, désespoir. Une fatigue immense, des jambes de plomb, une honte et une crainte infinies. Honte sur moi qui n’arrivai plus à ramer, à être digne de mon père ; crainte irraisonnée de ce dernier dont je redoutais les réactions face à ce qu’il pouvait considérer comme une lâcheté. Il est une personne qui m’a donné très jeune le sentiment terrifiant que notre vie - pas moins -, à nous les enfants, pouvait dépendre de la décision d’un être tout-puissant, à l’autorité incontestable, notre père.
Depuis les Bains de la Raillère, en effet, la route avait été longue. Mon père, en guide d’expérience, mena le train tranquille qui pouvait me permettre d’arriver à bon port. Néanmoins c’était long, très long. Les magnifiques forêts de pins à crochets débouchent sur la première curiosité de notre expédition, le lac de Gaube, très prisé des romantiques du siècle dernier. Victor Hugo y a noté que « l’eau est lumineuse, la lumière est mouillée ». Baudelaire y éprouva « une joie mêlée de peur ». L’écrivain anglais Milford a été impressionné : « la taille colossale et la hauteur prodigieuse des rocs, la grandeur effrayante et la solennité du paysage qui m’entourait, se combinaient pour exciter en moi d’involontaires sensations d’étonnement et de crainte religieuse. »
Je suis quant à moi, autrement impressionné. Que d’eau, pour nous les enfants qui barbotions dans les abreuvoirs ou les citernes d’irrigation. Qu’est-ce qu’on doit pouvoir s’amuser ici, pensait le petit garçon ! Pourquoi n’y vient-on jamais ? J’ai une envie folle de rester là, de jouer avec les tétards, d’attraper les grenouilles, de m’approprier tout cet espace de jeu m’apparaissant tout à fait extraordinaire au regard de ce qui se révélait déjà tellement merveilleux, à Cancéru. Mon Vignemale à moi, il est ici. C’est pas très haut, mais ça ne fait rien, il suffit à ma félicité. Je n’avais même jamais rêvé d’un tel éden sur terre, le Walhalla !
Quelle importance pour un adulte ? La marche se poursuit le long de l’immense vallée, et le lac de Gaube disparaît à ma vue, avec ses scintillements séducteurs. Et ce n’était que le début d’une longue et terrible frustration. Où allons-nous ? En toile de fond, des parois qui ont l’air d’avancer en même temps que nous progressons. Le sentier croise et recroise le torrent qui offre bien des fois des vasques accueillantes d’une belle eau verte ou bleutée. Des vasques où il ferait tant bon s’arrêter, se baigner. Quel supplice de Tantale. Sitôt atteintes, il faut les abandonner, laisser ces jolis cailloux blancs, ces coussins d’herbe vert tendre, ces fontaines jaillissantes, cette sérénité. Je me jurais d’y revenir un jour.
La muraille qui barre le fond de la vallée prend de la consistance. Le père avance toujours, inexorablement, sans une explication. Mais où va-t-on passer, qu’allons-nous devenir ? Nous marchons. Je retrouve encore, gravé au fond de ma mémoire toute la perplexité qui m’habitait alors. A droite ? à gauche ? tout droit ? Car maintenant j’ai l’impression que nous arrivons dans un cul-de-sac. Mais où est-il ce pic ? Un instant l’idée m’effleure que mon père tout-puissant va surmonter l’obstacle qui nous domine. Moi, je ne veux pas de ça !
Le torrent et son gazouillis rassurant est loin. Il n’y a plus que des pierres et quelques touffes d’herbe. Aucune trace humaine. [A l’époque, le refuge des Oulettes de Gaube, au pied des faces Nord que nous venons d’atteindre, n’existait pas.] Et les parois, sévères, immenses, inexpugnables, plongées dans l’ombre et soutenues à leur base par des glaciers torturés, inquiétants. Angoisse. Je n’avais jamais vu de glacier auparavant. Le mystère s’épaissit. Mais par où va-t-on passer ? Je n’ai pas la notion de la taille de cet univers que je n’ai pas choisi. Le doute me gagne, je n’ai plus confiance en mon père, pourtant imperturbable, mais toujours silencieux. J’ai l’impression d’être puni, pour une faute que j’ignore. Je me sens donc fautif, et n’ose rien dire. Fatigue, lassitude et déception se conjuguent pour augmenter mon malaise. L’après-midi avance. Nous marchons. Nous n’arrêtons pas de marcher. J’en ai marre ! Mais je n’ai pas le courage de le crier.
Car maintenant ça monte. Il me semble que nous allons contourner les parois par la gauche. Je me demande si nous aurons le temps. Je commence à perdre mes repères. Ou plutôt non, je suis complètement perdu. Raisonnant sans doute en me basant sur mon expérience du Monné, je pensais que le soir nous serions de retour à la maison. Tout ce que je voyais me démontrait clairement que cela n’en prenait vraiment pas la chemin. Quel serait le miracle ? Grosse perplexité.
J’ai le nez dans les talons crantés des chaussures de mon père qui avance avec la régularité d’un métronome. Mes jambes, tirées vers le bas par mes godillots trop lourds, ont de plus en plus de mal à me porter. Dans les endroits raides du sentier il faut faire un effort pénible à chaque pas. Je peux toucher du doigt ce que peut être l’enfer : souffrir, en perdant tout espoir que ça s’arrête.
La souffrance devient telle, que, n’en pouvant plus, je m’assois sur un caillou, au bord du sentier, avec le patchwork de sentiments décrit plus haut. Le temps de me dire que j’allais me perdre, mon père prenant conscience d’une absence, se retourne et revient avec un sourire vers moi. Je ne me rappelle plus de ses paroles, mais ce fut rassurant. Au détour du sentier apparaît au loin la silhouette noire et trapue du refuge Baysselance, le but de notre voyage d’aujourd’hui, enfin avoué par mon père. La joie que j’ai eue ! J’ai rattaché cette vision surréaliste à des concepts que je connaissais déjà. Cette bâtisse, de loin, me suggérait une locomotive à vapeur, avec un petit wagon, et le dis à mon père, que cela fit sourire.
Je retrouvais alors toute mon énergie et passais la soirée à jouer avec les cailloux pour moi très intéressants qui jonchaient les abords du refuge. Je construisais des petits refuges... Mon père discutait avec des gens qu’il connaissait....
Je n’ai que de vagues réminiscences, aucune impression ni souvenirs particuliers de la « conquête » du sommet. Seulement le grain du rocher sur les doigts lors de la courte escalade qui conduit à la cime. Ce sommet est endroit fréquenté. L’affaire dut impressionner les touristes présents là, car un ingénieur retraité de l’armée, l’Ingénieur Général Lemoinne prit en photo le père et son fils et envoya le cliché que je possède à présent.
A ce propos une interrogation m'a longtemps taraudé : pourquoi tant d’images au Monné, sommet secondaire, sans aura particulière, et rien pour le Vignemale ? En écartant l’hypothèse d’une perte des photos, somme toute possible après tant d’années, j'ai fait plusieurs suppositions : pénurie de pellicules, oubli de l’appareil photo ou volonté délibérée de ne pas photographier. En réalité, en 2000, j'ai retrouvé le film négatif en rouleau. Il n'avait semble-t-il jamais été tiré sur papier.
Peut-être à cause de la sémillante jeune personne qui figure sur plusieurs clichés pris au sommet et sur le glacier.
La descente se fit en compagnie des touristes (je ressens comme leur présence à la montée aussi...), qui choisirent l’itinéraire direct malgré les crevasses. Ce qui m’intrigue encore, c’est que mon père les suivit, peut-être pour leur conversation et la sémillante personne, et sans doute parce qu’ils lui avaient dit que les crevasses ne posaient pas de problèmes. J’entendis en effet quelques mots à propos des crevasses au moment de repartir. Donc je n’avais qu’à suivre, pourquoi les problèmes m’auraient-ils concerné tout compte fait ? Ah qu’elle était loin la relation privilégiée entre le guide et son client que l’on enseigne aux néophytes. Et ce qu'une femme avait réussi, un bambin pouvait le faire aussi naturellement...
Ces saletés de crevasses fendaient le glacier sur toute sa largeur. Bien que très profondes, leur largeur permettait en général de les franchir d’un bond bien assuré, et je suivais cahin-caha, toujours handicapé par mes grosses chaussures. Jusqu’au moment où une crevasse me parut bien trop large. Par effet de perspective, il semblait que plus loin, la largeur était moindre et j’implorais mon père d’aller voir par là.
Depuis l’autre bord de la crevasse il me tenait en laisse au bout d’une corde nouée autour de la taille. On allait voir plus loin, le trou était aussi impitoyablement large. La bonne humeur qui avait présidé au bon déroulement de la journée se mettait à tourner au vinaigre. Cela commençait à devenir aussi ridicule qu’un bâton de berger au sommet du Vignemale. Dans un endroit désert, je suis sûr aujourd’hui que nous aurions pu « négocier ». Plus loin alors, si, plus loin s’il te plaît ... jusqu’au moment ...
Sans explication, d’un geste brusque, il tira la corde pour me faire venir de l’autre côté de la crevasse. Peut-être pensait-il me catapulter par-dessus l’abîme ? Mais je chus dans le trou effrayant et glacé, loin de la terre des hommes ...
Cette expérience me rendit méfiant ...
Jean Ollivier
Janvier 1998
Réflexions en guise d’épilogue
Au cours de l'année 1998, cinquante ans donc après les péripéties narrées ci-dessus, je suis retourné « faire » et le Vignemale, et le Monné. Par curiosité, et pour me rendre compte.
Le Monné, escaladé dans la journée, de Cauterets à Cauterets est une ascension plus difficile que celle du Vignemale échelonnée sur deux jours.
Mais le Monné se trouvait dans un périmètre familier, sur un terrain familier. Cauterets reste presque toujours en vue, lors de la montée, et même Cancéru quand on est assez haut. Je disposais donc de suffisamment d’éléments pour élaborer une logique rassurante à notre balade. Qui se trouvait être de ce fait une sorte d’extrapolation à plus grande échelle de ce que nous faisions couramment. Faite de surcroît avec les moyens habituels et sans sac. Les photos ramenées témoignent aussi de la bonne relation père - fils au cours de l’excursion.
Le Vignemale, lui, fut une véritable rupture, qui aurait nécessité - faut-il le dire ? - simplement un peu d’explication et d’attention. Mais le père, peut-être, n'imaginait-il pas qu'un si jeune et petit personnage avait déjà besoin qu'on lui explique l'existence . Et puis il avait ses jours ...