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22 Janvier 1964 Ph.Michel Podevin

22 Jan 1964 Au sommet du Doigt de Pombie en hiver

Ossau - Pyrenees

La Dernière Pointe…

… gravie en hiver

Par Jean Ollivier

Alors que nous nous laissions descendre mollement
sur les pentes de neige de Pombie, après l’escalade du Doigt,
Michel me demande si j’écrirais le récit de la course.
Au premier abord l’idée m’irrita. Je n’y avais
pas pensé. Ecrire. Comme si la course ne suffisait pas.
Que raconter en effet ? Mais je lui répondis "Peut-être".
Car au fond, les souvenirs ne sont-ils pas souvent plus doux ?
Le temps était splendide, les conditions bonnes,
la forme correcte. La course s’est déroulée sans anicroches,
ou presque. Lorsque l’on a réussi, le « veni, vidi,
vici » antique est toujours vrai.
Aujourd’hui encore nous sommes étonnés par l’enchaînement
heureux d’événements qui nous ont permis de réussir l’ascension
hivernale de la dernière pointe de l’Ossau, la cadette, la moins
remarquable… mais peut-être pas la moins remarquée et qui n'avait
jamais reçu de visite en cette saison.
Oui. La face nous l’avions bien observée les jours précédents,
au cours de notre entraînement dans notre bien-aimé Ossau, où nous
nous sentons chez nous été comme hiver, tellement nous y sommes
habitués. Que voulez-vous ? Le «plus beau pic des Pyrénées»,
le seul qui accroche vraiment le regard dans l’immense chaîne que
’on découvre de Pau. Ce sommet prestigieux qui nous nargue depuis
nos fenêtres tous les jours de beau temps, irréel et merveilleux,
que de projets ne nous fit-il pas faire, combien de fois fit-il
battre nos cœurs alors que nous étions enfermés dans la routine
mesquine du travail quotidien, dans l’air saturé de gaz et de
bruit de ville. Montagne magnifique, elle nous attire à elle
irrésistiblement d’une passion minérale qui se fortifie davantage
à chaque nouveau contact.

Mercredi 22 janvier 1964 :
Les toutes premières lueurs de l’aurore surprennent deux fourmis obstinées
s’élevant le plus rapidement que leur permettent leurs petites jambes
dans le grand Val de Pombie. Un œil lumineux scintille encore sur leur
crâne. Tout proche maintenant le colossal Ossau barre le Val ; et, comme
il est dit qu’une fourmi ne contourne jamais un obstacle, celles-ci ne
failliront pas à la règle, et se dirigent droit sur la face Est du géant,
vers un vague relief émergeant de sa cuirasse blindée par l’hiver :
le Doigt de Pombie.
Et ces petites créatures, réduisant le monde à leur dimension espèrent
bien que ce petit doigt, cet avorton d’aiguille, presque à porté de la
main, se laissera docilement gratter l’échine et permettra gentiment aux
deux nains de se hisser sur l’extrémité de son ongle. « N’est-ce pas, petit

doigt ? » Mais ce dernier s’enferme obstinément dans le silence que
l’on interprétera comme on voudra.
Mais que fait-il ? Aurions-nous l’air des mendiants – Très grand seigneur
il nous offre sa pièce- qui s’écrase à grand fracas – Hou la ! On n’en
veut pas. Garde ça pour toi, idiot !
« Alors on se le farcit ce Doigt ? me demande Michel pour la dixième fois ».
Le soleil vient de nous atteindre et nous caresse si tendrement qu’on se
laisserait bien facilement prendre à son charme ensorceleur. « Le bain
de soleil on le prendra là-haut, tout à l’heure quand il fera chaud !
- En route pour St-Trop ! ».
Quelques mètres sur la pente de neige de base, dure, et c’est le rocher,
mêlé de neige ; la neige, pure, légère, fragile et éphémère, étroitement
liée en un contraste splendide avec la roche fauve et compacte, mille
fois millénaire.
Chaque rétablissement de cette escalade, si spéciale à l’Ossau, amène
sur une plaque de neige insoupçonnable depuis le bas, gracieusement
ourlée de verglas, obligeant constamment à modifier la progression prévue.
Quelques passages dans les premières longueurs me mettent parfois
fort mal à l’aise. Le corps n’est pas encore accoutumé à cet effort, à ce
danger qui naît du vide, et se rebelle devant ce monde hostile. Mais peu
à peu la confiance vient avec l’adaptation, les gestes se font plus sûrs
et une juste estimation de nos moyens nous permet d'effectuer des longueurs
de 60 mètres sans piton.
Le verglas devenant par trop abondant sur les dalles exposées
au soleil du matin, nous devons effectuer une rapide traversée à
gauche, vers le couloir ombragé, beaucoup plus neigeux, mais moins

glacé, et cela sous peine de perdre de l’altitude de façon définitive.
Un alpiniste ne doit jamais perdre de l’altitude.
Mais cette traversée s’annonce délicate. Un court rétablissement,
en équilibre au bord d’une plaque glacée, me mène au pied d’une
dalle, pas très raide, mais recouverte d’une fine couche de neige,
accompagnée de son inévitable verglas. Et cette fois il abonde.
Traverser sous la dalle, sur des
rochers apparemment secs, a l’air bien délicat ; franchir l’affreux
surplomb qui domine la dalle pour s’échapper ensuite à gauche, a l’air
bien trop difficile, et une très timide tentative est repoussée
sans pitié. Sous le surplomb formant toit, la neige poudreuse s’est
accumulée en abondance et forme un gros bourrelet, laissant un faible
espace entre le «plafond » et la neige. Passer en piquant le piolet
dans ce gros paquet de «sucre glace » est trop hasardeux. Une courte
tentative le prouve. Eh ! bien, il ne reste plus qu’à passer dans le
tunnel entre neige et rocher. Mais il est étroit et c’est un vrai travail
de termite, ou de ver de neige ; cependant le résultat est là : le passage
est très vite franchi, de façon relativement sûre couché sur le dos, en
toute quiétude et sans fatigue. 50 mètres plus haut, après être parvenu
dans le couloir très poudreux, à la suite d’une série de rétablissements
quelques fois réussis à la limite de l’équilibre en raison du frottement
des cordes, je peux faire venir Michel, lequel n’est pas à son affaire
avec son sac ventru dans ce métro d’un nouveau genre, ouvert tout à
l’heure. Ronchonnant et pestant comme à l’accoutumée (sans cela il ne
serait plus Michel) il arrive essoufflé au relais.
Déjà le temps commence à filer. Une longueur comme celle-ci nous a
demandé près d’une heure. Nous sommes à l’ombre depuis un bon moment,
et le froid très vif nous oblige presque constamment à grimper avec les gants.
Le toboggan qui se dessine maintenant au-dessous de nous devient
impressionnant et Michel, d’habitude avare de sécurité, supplie le
leader avec une obstination pressante, de prendre plus de précautions.
ais l’envoûtement du Doigt est tel que c’est vers le haut seulement,
vers les nouveaux obstacles à franchir, par-dessus ces obstacles que
le regard se dirige seulement. Et au fond, plus le toboggan se creuse,
plus nous sommes heureux. Oui, il sera à nous. D’après le temps mis
jusqu’à présent nous pouvons estimer celui que nous mettrons pour gagner
le sommet, ayant déjà connaissance des lieux en été. Nos monstrueuses
longueurs de corde de 60 mètres qui n’en finissent pas, l’aiguille des
heures avançant à coup de bonds successifs atteignent à peine notre
moral, et la pointe du Doigt semble si proche, que, malgré la journée
qui s’étire dangereusement, nous ne doutons pas un instant de l’atteindre.
Fut-ce à la nuit.
La faim nous harcèle. Nous n’avons pas le temps d’ouvrir le sac que
déjà nous sommes gelés. Aussi nous repartons de plus belle, essayant
mais en vain de nous précipiter vers le sommet. La «pause café » que
nous pensons faire là-haut dans un quart d’heure, c’est dans trois
heures que nous la ferons.
Suit une longue plaque de neige poudreuse, raide, et évidemment
instable. Les marches sont énormes, et une pression inégale du
pied provoque leur effondrement. L’aide du piolet est faible, et
un piton de temps en temps sur la rive du couloir n’est pas un
luxe. Ces longueurs demandent une concentration nerveuse épuisante,
l’effort physique est constant, tous les muscles sont tendus. Michel,
pour gagner de temps dans ce terrain en déroute, se hisse à la corde,
ce qui n’est pas fait pour le reposer non plus.
La partie supérieure du couloir, plus facile nécessite tout de même
un gros nettoyage des moindres prises, ou un tassage méticuleux de
chaque marche. Tout est bon pour le déblayage dans les passages
délicats : mains, piolet, coin de bois, et pour fignoler le tout,
surtout s’il s’agit d’un gratton-clef un coup «d’expirateur ».
Une soixantaine de mètres sous la brèche du Doigt, il faut emprunter
une dalle, qui, en été, présente un grattonnage élégant sans être
difficile. Mais aujourd’hui elle nous oblige à une certaine réflexion
et sa sortie me jette sur l’omniprésente neige poudreuse qu’il faut

rapidement ratisser, pour trouver la prise salvatrice. Ouf ! une
audacieuse traversée à gauche me mène à un becquet cimenté par la glace.
Et au-dessus, alors que tout semblait fini, un interminable couloir
pulvérulent en pas mal d’endroits brandit le dernier obstacle avant
le sommet. Et deux mètres sous la brèche un rétablissement, pivotement
du corps autour d’une main posée sur une rotondité, me donne encore
du fil à retordre. Ah ! la vache ! mais ça y est ! Brutalement je découvre
l’horizon qui m’était caché derrière le collet, illuminé du dernier soleil.
« Terribe ! » hurlais-je à Michel qui n’entend rien, recroquevillé
sous ses «surplombs bavant de glace ».
Vaille que vaille, en braillant pour essayer de réveiller les échos
figés de l’hiver, nous grimpons sur les rochers sud qui paraissent
tièdes au toucher, comparés à ceux du couloir. D’un bond, le bloc
sommital, l’ongle, est coiffé. Photo bien sûr. Le fanion du S.C.A est
ficelé sur la pointe (pourvu qu’il tienne…)
Cris et beuglements ne dissipent pas la joie inquiète que nous avons
à nous trouver ici, plus seuls que si nous y étions seuls l’été. Dans
un silence aussi grand que la montagne, où nous passons vite, pressés,
où quelques instants écoulés compteront pour nous autant qu’années pour
d’autres. Etre ici, coupés de tout, momentanément, au cœur de l’hiver,
dans un endroit qui n’est pas fait pour les hommes, nous remplit d’une
joie malicieuse et notre bonheur est peut-être bien proche de celui
des grands conquérants des Andes et de l’Himalaya. De cela, je crois
être certain.
Mais nous voudrions bien manger un peu. Par malheur, le pain se débine
à toute vitesse dans le couloir Sud. Eh ! bien tant pis, nous boirons.
Mais le succulent jus de raisin (ou ce qu’il en reste) n’est plus qu’un
agrégat informe de glaçons. Et pourtant la gourde était placée entre veste
en duvet et pull-over ! nos estomacs affolés par un jeûne prolongé ne
sont pas d’accord. Mais sans les écouter nous préparons la descente,
car nous n’avons aucune envie de veiller notre Doigt toute une nuit
d’hiver, aussi pure et aussi calme soit-elle.
Six rappels de 60 mètres, parfaitement synchronisés nous amènent à la
rimaye, à la nuit tombée. Les cordes glissaient d’elles-mêmes sur
les pentes de neige et pas un nœud ne vint interrompre l’harmonie des
manœuvres, malgré la rigidité des cordes glacées qui firent bien
des fois gémir nos biceps.
En bas la faim et la soif nous coupent les jambes. La fatigue
nous fait commettre des erreurs et c’est ainsi qu’un crampon
et qu’un gant disparaissent dans le noir,
au loin sur la pente. Damnation !
Soudain nos cheveux se dressent sur nos têtes : un bruit caractéristique
annonce l’arrivée d’un convoi de cailloux ! nous braquons désespérément
nos lampes vers la masse noire de la paroi. O dérision, que pensions-nous
voir ? la volée de pierres passe fort heureusement quelques mètres à notre
droite. Après l’obole du matin, c’est maintenant la grosse artillerie.
Nos jambes se découvrent alors une vigueur insoupçonnée et
pendant que je vais, clopin-clopant, reprendre des affaires

laissées le matin un peu plus haut, Michel s’ava
nce, et bientôt ce n’est plus au loin qu’une minuscule étoile dans les doux
mamelons de Pombie, baignés de lune.
A la descente je récupère les objets égarés. Allons, tout est
pour le mieux.
Avec un bon vieux terrain plat sous les pieds je peux commencer à
savourer notre course. Les traces de Michel, zigzagant de façon
anarchique, se dirigent tout compte fait vers le lac de Pombie. Un
trou dans la glace nous permet de nous geler les tripes, à notre plus
grand délice.
Ceci suffit à nous redonner de la vitalité, et c’est en courant que
nous regagnons Socques, tard dans la nuit, sous la lune amie, Socques
où notre brave Pierre* nous attend avec un camarade, près d’un feu,
depuis 6 heures de l’après-midi…

Sestograd - Février 1964

JEAN OLLIVIER.
Dans Altitude n° 38-39 de Novembre-Décembre 1964

* : Pierre Coquerez, le «guide» de la voie en Z ! Voir http://www.pbase.com/image/26293613


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