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13 août 1961 Maïky Bornard

JMO aux prises avec la Fissure Calame-Carrive à Ansabere

Ansabère - Pyrenees

Sur la vire : JP Leire et le docteur Paul Nougué

A la découverte des aiguilles d'Ansabère
La Grande Aiguille par la Fissure Calame-Carrive (13 août 1961)

Ansabère...
A la maison – chez les Ollivier devrais-je dire – lorsque ce mot à la sonorité particulière était prononcé par nos parents, il nous renvoyait à des sortes d'icones qui célébraient les premiers pas de mon père dans l'escalade de difficulté au début des années 30, et la fierté de notre mère Maïté d'avoir réalisé la première ascension féminine de la Grande Aiguille en 1937.
Pour nous les enfants, ces exploits étaient d'un autre âge et nous nous sentions d'autant moins concernés que nous ne savions même pas où se situait Ansabère, ses aiguilles. Peu nous importait d'ailleurs. Des noms revenaient : Sarthou, Cames, Coucou Barrio, Cazalet, qui émaillaient les commentaires. Nous les rangions vite fait au rayon des légendes, parmi les antiquités à stocker au musée.
Et de fait, aucun évènement concret et surtout contemporain ne leur avaient donné de la substance, jusqu'en 1957. Car il faut dire que dans les relations que nous sommes amenés à partager avec elles, les montagnes sont comme les personnes : elles nous sont indifférentes, voire inconnues, jusqu'au jour où quelque chose nous les révèle.
C'est dans les pétarades d'une Puch 250 culbutée monocylindre que les Aiguilles d'Ansabère m'ont été révélées cette année-là. L'une d'elle était tombée, paraît-il. Et le jeune Patrice de Bellefon venait l'annoncer en fanfare à mon père, criant la nouvelle avant même d'avoir coupé les gaz de son engin rugissant et fumant. Il était accompagné du discret Raymond Despiau, qui ne pipa mot durant tout le repas que ma mère prépara en l'honneur des vainqueurs de la face Est de la Grande Aiguille . Je vois encore Raymond en face de moi à la table familiale ; la faconde et le débit de Patrice remplissant tout l'espace contrastaient diablement avec sa réserve et ses quelques mots polis. Nous étions en octobre 1957 et le premier Spoutnik venait d'être lancé. L'année (scolaire !) commençait bien.

Petit écolier attentif et studieux, je n'avais en effet jusque là pas eu l'heur d'accompagner mon père en ces karstiques régions qui avaient été fatales à Calame et Carrive ainsi qu'à Herbert Wild , grand ami de mes parents. C'était peut-être là les raisons pour lesquelles, de façon inconsciente, cette région des Pyrénées n'avait pas eu leurs faveurs pour les vacances d'été, immuablement consacrées aux montagnes. Nous allions plutôt à Cauterets, Barèges, Gavarnie, Gourette, au Marcadau moult fois, ou aux lacs du Néouvielle, entre autres destinations. Certaines d'entre elles étaient plus fréquentes, du fait des occupations professionnelles de notre père.

Au fil des années les exploits de Patrice à Ansabère s'estompèrent, et l'oubli (pour moi) recouvrit de sa chape implacable ce charmant coin des Pyrénées. Ainsi, en cette année 1961, à un âge avancé (19 ans !), je ne connaissais pas encore les fameuses aiguilles, de si haute réputation,.
En ces temps où nous réfléchissions déjà, mon ami Hervé et moi-même, à la façon de venir à bout de ce que l'on appelait autrefois la face Nord des Pitons de la Fourche (évidemment moins ronflant que les Piliers de l'Embarradère), un ami vint me voir et me proposa d'aller explorer le massif d'Ansabère et faire l'escalade de la Grande Aiguille. A plusieurs reprises Jean-Pierre Leire, qui manifestait beaucoup de curiosité pour ces montagnes, m'avait sollicité pour aller y grimper. Hervé Butel, mon coéquipier habituel, était dans les Alpes occupé toute la saison par le portage au refuge du Tour, et nous avions reporté nos projets à l'an prochain. Pas de problème donc pour aller à Ansabère. Ma sœur Christine était partante, avec son amie Maïky, pour nous accompagner et enfin connaître ces aiguilles seulement évoquées dans les récits malgré tout laconiques et lointains de nos parents et aperçues de façon fugace sur quelques photographies. Va donc pour l'exploration.

Je prépare avec enthousiasme le matériel idoine pour escalader une des voies occidentales, de ces voies un peu tombées dans l'oubli depuis l'ouverture des grands itinéraires du versant Est. J'ai une idée derrière la tête.
Jean-Pierre est un camarade intéressant : il peut disposer de la voiture de service de l'hôtel de ses parents, une petite 2CV camionnette rustique. C'est plus fiable que le stop, moins fatigant et plus rapide que la bicyclette, notre moyen de locomotion habituel.
Nous embarquons donc tous les quatre, direction Lescun, vers 18h30. Notre "racer" fait des pointes enivrantes de soixante sur le plat, et frôle le décrochage en grimpant sur Lescun, que nous n'atteignons qu'à nuit tombée. Nous souhaitons nous avancer un peu vers les aiguilles dès ce soir. Il faut savoir qu'à cette époque Lescun était un terminus. Plus loin c'était le Far West. Seules des pistes défoncées pour tracteurs et chars à bœufs desservaient les exploitations environnantes. Temps bénis. Ô temps suspends ton vol, chante le poète...
Pleins d'optimisme nous partons donc dans la campagne sauvage et sur des pistes hostiles que les phares de la 2 CV éclairent à peine. Très vite nous nous embourbons, et il faut descendre pour pousser la carriole qui par bonheur n'est pas trop lourde. Et puis nous nous perdons. Le chemin disparaît, il ne reste qu'une piste si rustique qu'il faut dégager à la main les pierres qui l'encombrent. Nous sommes impressionnés par les nids de poule qui prennent ici la proportion de véritables petits ravins. Vers minuit nous déclarons forfait et montons les tentes dans les fougères, sans trop savoir où nous nous trouvons.
C'est en cherchant de l'eau pour le repas que nous repérons, Jean-Pierre et moi, ce qui doit être la bonne piste, celle qui desservait une ancienne scierie censée se trouver sur le chemin qui mène au Val d'Ansabère. Suivent des agapes pantagruéliques qui durent jusqu'à 1h1/2 du matin, le travail de cantonnier nous ayant furieusement aiguisé l'appétit.
Lever 4h. Mon ami le toubib (Paul Nougué) , qui tenait à se joindre à nous, arrive alors que nous achevons le petit déjeuner. Il a passé lui aussi une nuit croquignolesque. Médecin de campagne à Monein il a été appelé hier soir pour un accouchement qui l'a retenu une bonne partie de la nuit. Et c'est sans dormir qu'il a pris la route pour nous rejoindre. En chemin il s'est endormi au volant et a percuté le tablier d'un pont avec sa magnifique 403 toute neuve. Ça l'a réveillé, et il est là, plein d'entrain, joyeux et prêt à tout.
Le jour se lève sur le Billare, dont la silhouette massive et à peine esquissée semble flotter sur les brumes légères du matin. C'est irréel et fantastique. La 2CV s'avance cahin-caha jusqu'à la scierie et nous la suivons à pied. Puis la forêt humide absorbe la petite troupe qui s'en va trottinant sur un sentier étroit et glissant. En traversant un gué le grand Jean-Pierre (1,95 m) prend un sévère bain de siège, ce qui provoque l'hilarité bruyante de ceux qui s'en sont sortis indemnes ! La brume s'est épaissie et un brouillard dense la remplace. Et toujours la forêt. Aucun d'entre nous n'étant venu ici dans des conditions pareilles (Paul y est passé une fois, par beau temps), nous ignorons les repères qui auraient pu nous guider et avons pris sans le savoir le chemin des cabanes de Pédain.
La brume a la bonne idée de se déchirer en même temps que nous dépassons les derniers arbres, et le spectacle des aiguilles ocres illuminées de soleil et se détachant sur un ciel idéalement bleu nous cloue sur place. Le contraste est très fort entre la grisaille monotone de la forêt et ces fantastiques aiguilles en technicolor qui nous regardent en silence... Surprendre ces belles inconnues ainsi dévoilées suscite de l'émoi et presque de la gène, comme le ferait l'apparition d'une belle naïade sortant de l'onde dans une verte clairière...

Voilà qui nous paie du lever matinal, de la marche ingrate sur les cailloux boueux, de l'interminable forêt et du brouillard mouillé.
Pour rectifier notre erreur d'itinéraire nous sommes obligés de faire le tour de la petite Aiguille, qui se présente alors sous toutes ses faces, plus ahurissantes les unes que les autres. Le vieux Zeiss Ikon mitraille à tout va. On ne trouve pas tous les jours des modèles aussi complaisants !
Courte pause au col de Pétragème pour calmer une petite faim. Un vent frisquet s'est levé et des cirrus apparaissent rapidement dans le ciel. Les couleurs s'estompent. Au loin vers l'Est nous reconnaissons avec plaisir notre ami l'Ossau.
Rendu inquiet par ce changement de temps je monte au triple galop sur le Grand Pic d'Ansabère, laissant loin derrière un concert de protestations véhémentes. Il me tarde de voir LE problème. Et je vois. La muraille d'en face paraît incroyablement proche et les différents itinéraires me sautent aux yeux. Lequel prendre ? La classique Cames-Sarthou, là à droite, avec son enchaînement de surplombs ? Non, trop facile. Et puis les parents l'ayant parcourue, il fallait faire autre chose, une chose qu'ils n'avaient pas faite. La voie du Surplomb ? Non plus, trop bestiale, peu valorisante.
Il est bien plus excitant d'aller se mesurer avec la Calame-Carrive, qui a sa légende et qui a été peu parcourue. Une tradition voudrait qu'elle soit grimpée sans protection, c'est à dire sans pitons, pour respecter l'esprit des pionniers (quitte à s'y tuer !). La tradition dit aussi qu'elle est impitonnable. Et ça je ne veux pas le croire. Et je sais bien qu'il n'est de bon alpiniste qu'un alpiniste vivant. Je prépare quelques lames, bien adaptées au calcaire, roche que je connais bien.
Dès que l'équipe est réunie sur le pic d'Ansabère je confie l'appareil photo à Maïky, chargée d'immortaliser les moments "historiques" que nous allons passer à un jet de pierre de là, et je fais descendre mes deux compères dans la gorge profonde qui sépare le pic de l'aiguille. Nous arrivons rapidement sur la plate-forme, au pied du "problème". Le surplomb de droite est bien bardé de grosses barres de fer, comme indiqué dans le topo. Paul et Jean-Pierre (près de 200 kg à eux deux !) envisagent de passer par là s'ils échouent à la fissure – ceci à la condition que je ne mette aucun équipement dans la Calame-Carrive. Prudemment je ne promets rien...
Cette sacrée fissure n'a pas l'air commode du tout. Elle est bien plus rébarbative vue de dessous, que d'en face, sur le pic d'Ansabère. Bombée, irrégulière, évasée, surplombante, et encombrée de blocs coincés qui ne le sont pas vraiment, elle émerge sur un terrain incertain qui n'inspire pas confiance. Tout cela incite à installer un relais des plus solides avant de partir.
Nous voilà donc au pied du mur, et c'est au pied du mur que l'on voit le maçon dit le proverbe.

Et c'est le cœur battant , avec une pensée un peu hypocrite pour mes prédécesseurs, que je pénètre dans la fissure, à sa base, ignorant que les rares grimpeurs qui s'y étaient risqués s'étaient faits la courte-échelle pour prendre pied dans la zone (relativement) franche de la fissure (à l'exception de Jean et Pierre Ravier peut-être). Je rigole aujourd'hui en pensant que si les deux géants qui m'accompagnaient s'étaient juchés sur leurs épaules, et moi sur eux, j'aurais pu attraper des prises à plus de cinq mètres au-dessus du relais, pratiquement à la sortie de la zone critique. Mais souffler n'est pas jouer, et grimper une montagne en faisant une pyramide non plus. On a une éthique, ou on en n'a pas que diantre !
Sitôt qu'on est dedans, la fissure fait tout ce qu'elle peut pour s'opposer à la progression du grimpeur, voire à sa présence !. C'est déjà un exploit, pour moi du moins, de m'y maintenir, et cela sans parler de progresser. Même lorsqu'on y fait du sur-place cette fissure épuise, car il faut tout le temps être en mouvement pour contrer les forces d'expulsion. On se trouve dans la situation du pépin de pomme entre le pouce et l'index, prêt à être éjecté. Une lutte à mort s'engage pour ne gagner que quelques centimètres – et les conserver. Jambe et bras gauches sont coincés dans une encoignure humide et glissante, et jambe et bras droits cherchent désespérément des aspérités, devant, derrière... Il faut à chaque instant réajuster les verrous du pied et du poing gauches. Un petit bloc coincé branlant constitue un instant une possibilité de progression de quelques centimètres supplémentaires, possibilité relayée plus haut par un "gravier monodoigt". Et ainsi de suite. Jean-Pierre a l'impression - il aura la délicatesse de ne me le dire que plus tard - que je vais renoncer tellement ma progression est lente. Je ne m'en rends pas compte, trop concentré sur .mon sujet. Je ne m'attendais pas à une résistance pareille, mais loin de moi l'idée de baisser les bras. Car j'avance néanmoins et me heurte maintenant aux prises fuyantes et rondes de la sortie sur la rive gauche de la fissure, barrée par un bloc coincé proéminent.
En face, sur le pic, la "galerie" est haletante. Christine, qui vient de consulter le guide (Ollivier bien sûr), et qui a enfin compris dans quelle galère je m'étais engagé, me hurle que les gens qui ont tenté ce passage sont tous morts, que je ne pourrais jamais mettre de pitons car il est écrit dans la sainte bible que "la voie Calame-Carrive est extrêmement difficile et exposée .... qu'il est de plus très difficile d'y planter des pitons, et personne ne l'a fait jusqu'à présent. Cette voie est donc à déconseiller." Et pour me remonter le moral elle ajoute que je vais sûrement dévisser et que je dois absolument redescendre.
Les temps ont changé. Autrefois c'était Christine qui prenait des risques, et son frère, très circonspect, ne se lançait dans l'aventure que si elle en sortait entière et vivante !...
Maïky continue à prendre des photos, destinées, pense-t-elle, à illustrer la notice nécrologique. Ambiance.
Je suis tellement concentré sur les mouvements à faire pour franchir le bloc coincé qui obture la sortie de la fissure et prendre pied à droite sur des rochers moutonnés et pauvres en prises que je n'entends ces commentaires et ces clameurs que d'une oreille. Je calcule mentalement les mouvements à exécuter. Une crampe naissante dans la jambe gauche ne laisse pas de m'inquiéter, car il est impossible de se reposer. Un coup d'œil vers le bas et en retrait à cause du surplomb : les copains m'observent, inquiets. Je ne suis pas très loin au-dessus d'eux, mais il n'y a pas de protection intermédiaire. Si mon pied gauche glisse hors de la fissure, je vole ! Pas de protection intermédiaire ? Ciel ! Il est temps de s'en préoccuper.
- Version officielle :
"Impitonnable ce rocher ? Allons donc ! Une fissure est là, tout près, qui me sourit et accueille avec plaisir un "Cassin" épais à toute épreuve. La crampe disparaît, le ciel redevient bleu et le passage facile. Barrage psychologique dirions-nous aujourd'hui. Mais ce mécanisme mental est en fait connu de tous temps. Avec la paix de l'esprit revient la lucidité et l'appréciation objective des difficultés. La sortie de la fissure n'est pas commode, disons pudiquement qu'elle est "technique". Au-dessus on s'envole".
- Dans la vraie vie :
"La fissure est bien là, tentante. Mais a-t-on le droit de violer cet endroit ? Voilà bien le moment d'avoir de tels scrupules. Sans aucun piton sur moi l'affaire eut été entendue. Mais le fait d'en avoir emportés impliquait une préméditation – et qui pourrait nous blâmer de sacrifier la mémoire des hardis et inconscients conquérants à la sécurité ? J'opte donc naturellement pour la sécurité, n'ayant aucune envie de risquer de passer à grande vitesse au large de mes compagnons, la corde simplement attachée à la taille . Figurer au panthéon des héros d'Ansabère, merci ! La décision prise, il faut le placer ce piton. Cela suppose une drôle de gymnastique dans cette zone surplombante où l'on n'a pas trop de ses quatre membres pour ne pas tomber. Lâcher une main, alors que l'autre est déjà fatiguée, sélectionner l'un des pitons, le dégager du mousqueton qui le retient, le positionner dans la fissure et le fixer à coups de marteau précautionneux au début , puis énergiques. Ce n'est que lorsque la corde est passée dans le mousqueton du piton que le ciel reprend quelques couleurs ! Au-dessus l'escalade est soutenue et très délicate, mais beaucoup moins vicieuse que celle de la fissure."
Imaginons un instant le passage équipé du "piton-clé" lorsqu'on l'aborde. D'en bas on voit le piton. C'est rassurant, et comme par hasard on ne perd pas de temps pour monter jusqu'à lui. On mousquetonne et on enchaîne sans avoir perdu de forces. Dans ces conditions le passage n'a plus rien à voir. Je crois me souvenir que ce sont de telles considérations qui nous ont incités à déséquiper le passage afin de lui laisser toutes ses vertus et pour que les suivants ne se vantent pas trop !
A vous maintenant, hardis seconds ! Mais ne montez pas tous ensemble ! J'ai laissé pendre un long anneau de corde sur le piton pour les aider à surmonter la fissure et le passage. De mon relais je ne vois pas ce qu'ils font. Ça discute beaucoup et prend beaucoup de temps, puis, après force manœuvres une tête apparaît, puis une seconde. Ils sont essoufflés mais heureux de s'en être sortis. Jean-Pierre l'aura faite sa Grande Aiguille. Paul, le toubib, plus flegmatique et en manque de sommeil admire le paysage très dégagé que l'on a depuis le sommet et la vue impressionnante sur les abîmes de la Petite Aiguille. Nous restons un moment sans parler, en proie à des sentiments divers. Trente ans plus tôt mon père n'avait-il pas écrit à propos de cette Aiguille, depuis sa caserne d'Embrun où il faisait son service militaire :

... "Et surtout, quel monarque, quel empereur, quel porteur de galons pourrait m’intimer un ordre, quand je suis perché au sommet, rarement violé de l’aiguille Nord d’Ansabère et quand une ceinture de redoutables précipices me défend mieux que n’importe quel rempart contre la tyrannie des hommes ?"

Nous n'en sommes pas là, bien que le service militaire commence à montrer le bout de son nez en ce qui nous concerne Jean-Pierre et moi, et la guerre d'Algérie gronde encore au loin. Nous passons un moment de pure tranquillité à lire les cartes de visite laissées dans une boîte métallique, à l'abri sous les pierres du cairn sommital. Que des célébrités, que nous ne connaissons même pas ! Nous n'en n'avons cure, notre âge étant celui qui ne respecte rien. Pour ne pas être en reste néanmoins et laisser une trace – et une preuve – de notre passage, je laisse un mot, avec nos noms, la date et le commentaire succinct suivant :
"Fissure Calame-Carrive. Dur. Il est possible de mettre un piton pour l'enjambement à droite."
En face sur le Grand Pic, les filles s'impatientent, car le brouillard monte du bas et des nuages s'accumulent au-dessus. On leur crie qu'on reste là, que l'auberge est bonne et l'aubergiste accorte, et qu'il va falloir sans tarder penser à corriger le guide Ollivier. Ce qui déclenche un nouveau concert d'imprécations des donzelles qui nous vouent aux gémonies. Mais lorsque nous crions que nous mourons de soif, Maïky descend courageusement chercher de l'eau, loin en bas, je ne sais où.... et remonte avec une gourde remplie d'un frais et délicieux breuvage...
Devant tant de solidarité et de dévouement nous décidons de stopper là l'alpinisme cynique et contemplatif. Nous rallions le sommet du pic, après un beau rappel dans la gorge sombre, très sombre...
Une fois les sacs bouclés, Toubib part devant et disparaît instantanément à nos yeux dans le brouillard épais qui lèche maintenant les abords du sommet. Nous nous engageons à notre tour dans la descente en louvoyant parmi les blocs et les petites barres rocheuses, sans nous préoccuper autrement de l'orientation. Et de ce fait nous descendons longtemps, très longtemps. Tellement, que nous rencontrons des moutons d'une espèce bizarre que nous n'avions pas vus à l'aller. Pris d'un doute nous sortons la boussole et constatons que nous naviguons en pleine Espagne, à l'opposé donc du versant français. Sacré brouillard. Se perdre ainsi est classique, mais ce qui l'était moins – et cela les générations actuelles ne l'ont dieu merci pas connu – en ces temps de Franco les frontières sont gardées par des gardes espagnols très tatillons. Sans passeports (et même avec !) nous sommes bons pour des vérifications interminables, loin dans la vallée...
Nous regagnons le col de Pétragème, toujours dans le brouillard et plongeons sur le versant français alors que la nuit tombe. Nous ne connaissons pas l'itinéraire de descente, ne l'ayant pas pratiqué à la montée. Nous déambulons à l'estime en espérant qu'il n'y a pas de piège caché. Par miracle j'ai une frontale dans le sac, qui devra suffire pour nous quatre. Je me demande où en est le toubib. Nous ne nous faisons pas trop de souci car il était déjà venu par ici. La progression dans les pierriers est très lente et tout le monde trébuche. Jean-Pierre se fait mal à une cheville. Nous perdons plusieurs fois le sentier avant de retrouver la forêt et ses pistes qui sont de vrais cloaques. La pluie se met à tomber pour faire bonne mesure. La troupe zigzagante, titubante et trempée arrive enfin à la voiture. Il est onze heures du soir.
Nous croyons naïvement que nos misères sont terminées. Las ! Il faut courir derrière la voiture et la pousser à chaque passage scabreux ; nous mettons plus d'une heure pour parvenir à Lescun. La voiture de Paul le toubib n'y est plus. Nous apprendrons plus tard qu'il l'avait retrouvée vers 21 h, car il ne s'était pas perdu en Espagne, lui !
Sur la route du retour c'est la fête à Bedous. Nous hésitons un instant, mais nous n'avons pas le courage d'y participer, estimant notre journée suffisamment remplie. De plus nous sommes attendus à Pau, et certainement pas à ces heures tardives ! Christine se fera d'ailleurs sévèrement sermonner par sa tante Hélène, qui avait veillé spécialement pour attendre son retour, et elle s'en souvient encore ! De son côté Maïky s'était fait également remonter les bretelles par ses parents. Tout cela était bien injuste, car quelle était leur faute ? Sans doute d'être sorties avec des garçons. Un autre domaine avec lequel on ne plaisantait pas en ces périodes reculées, bardées d'interdits. Plus loin, à Gan, un barrage de police anti-OAS contrôle tous les véhicules, leurs occupants et leurs papiers. Jean-Pierre a oublié son permis de conduire, et se fait vertement sermonner. Nous nous voyons déjà rentrer à pied à Pau ! Les forces de l'ordre se montrent magnanimes et nous sommes "relâchés", n'étant pas catalogués "terroristes". Ça fait néanmoins du quatre heures du matin au lit...
Ansabère, tu fais désormais partie de notre monde pyrénéen !


Jean Ollivier


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