Courrier 1956 de Jacques P., 28 Avenue Carnot, Orléansville – Algérie.
(Suite aux vacances prises ensemble à Pau l'été dernier).
Lundi 29 Octobre 1956 (posté le 31 octobre) adressé à Mr Jean Olivier 9 chemin
de Lons à Pau (BP). (Timbre ôté).
Cher copain,
Je te remercie des cartes [photos] que tu m’as envoyées. Je ne savais pas
du tout que tu m’avais pris en photo quand je venais dans ton allée. Je t’ai
bien vu quand tu dirigeais l’appareil vers moi, mais je ne savais pas que
tu avais appuyé sur le déclic.
Inutile de te dire qu’à Orléansville, cela va très mal. Ce matin-même on a
grièvement blessé, à coups de révolver, un commerçant que je connaissais très
bien ; il n’y a pas bien longtemps, le 1er octobre, on a assassiné le
propriétaire de notre maison alors qu’il était dans son bureau. On a aussi
tué le président du GSO dont je t’ai déjà parlé dans ma dernière lettre,
alors qu’il se rendait dans ses propriétés. On a mitraillé un taxi aux
alentours d’Orléansville, un grand nombre d’arabes ont été tués (ceux qui
étaient pour les Français) pas plus tard qu’avant hier soir, c’est à dire
samedi 27 ; un agent de police arabe, un autre agent de police arabe
a aussi été tué vendrdi 26. Je pense que ce n’est pas la peine de citer
ceux qui ont été tués avant car il y en a un grand nombre. Je t’assure
qu’il faut venir ici pour se rendre compte, pour apprendre presque chaque
jour qu’on a tué quelqu’un que tu connaissais bien et que tu regrettes
beaucoup, attendre avec impatience le retour de ton père le soir, voir
des types à la mines Pat Hibulaire (sic) qui rodent dans les rues,
entendre des coups de feu ou de mitraillette en pleine nuit qui te font
sursauter, tenir la porte d’entrée toujours fermée.
Depuis que je suis rentré de France je ne suis pas sorti du tout hors
de la ville ; hier il y a eu grève générale pour les arabes. Voir les
ruelles d’habitude si sales, propres le dimanche car celui qui ouvrait
son magasin aurait été, comme d’habitude, tué dans le dos. Aussi je
t’assure que je ne regrette pas mes vacances en France : sortir à des kms
de la ville sans rien risquer, aller pêcher les écrevisses à Lons sans
craindre que par derrière il y a quelqu’un qui peut te tuer, c’était
l’idéal pour moi.
Enfin arrêtons-nous de parler des choses tristes et parlons des choses
gaies. Je crois que l’on va pas tarder à déménager pour la France,
peut-être que mon père sera nommé à Pau, si le hasard le veut. De toutes
façons le hasard ferait bien de nous faire déguerpire (sic) de cet
afreux (sic) pays, peu importe la ville où nous irons. Je t’envoies
ces quelques timbres et j’espère que tu ne les a pas. Je t’envoie aussi
les mêmes en double pour que tu puisses les échanger avec tes camarades.
Plus tard je t’en enverrai d’autres. J’espère bientôt te revoir. Jacques.
PS : j’apprends à l’instant que le commerçant blessé dont je t’ai parlé
au début a succombé par ses blessures et est mort.
Vendredi 9 Novembre 1956 (Lettre en double pages sur papier quadrillé
scolaire, avec PJ le salon auto 1956 avec Cadillac et Oiseau de Feu. Et Nasser au verso.
Cher Jean,
J’ai reçu ta lettre il n’y a pas longtemps qui m’a fait grand plaisir.
Comme toujours (pour ne pas changer). Cela va mal ici. Le lendemain après
t’avoir écrit, il y a eu quatre attentats en une matinée. Pui, pendant trois
ou quatre jours de suite cela est revenu au calme. Après ils nt incendiés,
pillé, tué dans les fermes isolées. Hier soir, alors que j’étais couché depuis
longtemps, on a entendu une série de fusillades dans la rue qui m’a brusquement
réveillé. Je viens d’apprendr, il n’y a pas bien longtemps, qu’on a tué
un arabe que mo père connaissait depuis longtemps (ils allaient à l’école
ensemble, étant jeunes).
Depuis que les Egyptiens reçoivent des tannées tous les jours [Episode
de Suez], les arabes ne savent plus s’ils doivent être pour ou contre nous,
aussi, ils font une tête à faire peur.
J’espère que maintenant Nasser, ce gros fanfaron, ne dansera plus avec le
roi Ibn Seoud, comme je te le montre sur la photo que j’ai découpée sur un
bouquin [journal]. Ces Egyptiens, quels soldats ! Ils se sauvent dès que ça
sent (le roussi) et pour courir plus vite, ils enlèvent leurs souliers.
Où a-t-on vu qu’un bateau se rendait sans combattre. Tu as dû voir
certainement ceci dans un bouquin [journal]. Ils se sont rendus dès qu’ils
ont vu les Anglais. Décidemment Nasser peut être fier de sa flotte
courageuse. Il faut dire aussi que ces vaillants marins d’eau douce montaient
pour la première fois sur un bateau et pour peu que la mer soit houleuse,
surtout sur un destroyer, cela tangue et ces sales pourritures de marins
devaient… se rendre et ils n’ont certainement pas pu braquer une
mitrailleuse vers leus ennemis. Tu as vu comme de simples israéliens
leur ont chipé des tanks, des chars, de mitrailleuses etc…. Au moins ils
sont pas bêtes eux, ils leur prennent des armes et tu fais tous les paris
que tu veux qu’ils vont ensuite leur revendre pour leur rechiper une autre fois.
Tu me demandes pourquoi mes parents ne reviendraient pas en France
en attendant que ça cesse. C’est bien beau tout ça mais il faut une permission
de l’Armée. Il est mobilisé avec tout ça mon père. Et puis, non seulemnt
il est mobilisé, c’est à dire, tous les six jours il est de garde toute
la nuit et le lendemain il reprend son boulot de civil à la poste, et il
faut qu’il ait aussi du congé car il remplace beaucoup d’autres gens qui
sont partis. Tu parles si cela nous intéresserait de revenir en France,
avec sa verdure, ses forêts, sa tranquillité, sa confiance, à côté de
l’Algérie, pays pourri par les bicots.
J’espère que tout le monde se porte bien dans ta famille car moi j’ai
été malade. Donne bien le bonjour à ta mère, à ton père, à tes sœurs
Christine et Hélène et à Pierre, et surtout n’oublie pas ta grand-mère
qui, j’espère, se porte en bonne santé. Et je re-remets comme toi :
j’espère bientôt te revoir. Jacques.
PS : je regette de ne pas pouvoir t’envoyer des timbres car je n’en ai
aps assez ramassé. Si cela ne te fait rien de m’envoyer des timbre de
France, je te remercie d’avance.
Pièce jointe : coupure de journal avec Nasser et au verso une Cadillac
au salon 1956
Jeudi 27 Décembre 1956 (sur papier quadrillé scolaire)
Cher copain,
Les fêtes de Noël ne se sont pas passées avec ambiance. Cela a été
plutôt triste. Ici, la situation ne fait qu’empire. Mon oncle, le père
de Claude, a été tué près de chez lui. Comme signalisation (sic) du criminel :
plutôt maigre. Il a réussi comme toujours à se sauver. A Orléansville
cela va très mal : l’adjoint au maire a été tué devant chez moi. Alors
qu’il prenait un cageot d’oranges dans sa 403, un type est venu le
tuer à bout portant. Il n’y a pas longtemps, environ 3 ou 4 jours,
on a tué, lâchement comme toujours un livreur de lait alors qu’il ouvrait
le coffre arrière de sa voiture. Son fils, 14-15 ans, s’est mis tout
de suite à la poursuite du criminel pendant à peu près 2 kilomètres
et finalement a crié à la sentinelle d’une caserne de tuer le type. Le
militaire l’a plaqué au sol d’une rafale de mitraillette.
On se demande purquoi on ne fait rien pour empêcher ces crimes, pour
exterminer cette vermine, que veux-tu. Avec le général de la Division
qui comprend environ 10000 rappelés, cette sale vermie de communiste,
un ami à Mendès France, qui envoie les jeunes soldats à la mort. C’est
malheureux à dire, mais c’est comme ça – ce général de mes chaussettes.
Excuse-moi du papier à lettre et de l’écriture qui sont un peu tous
les deux « tordus ». Je me demande ce qui a pu arriver. Je t’ai écrit
par deux fois, et par deux fois on m’a renvoyé la lettre avec « inconnu » ;
espérons que celle-ci arrivera sinon… je la renverrai.
Je ne peux pas t’en mettre plus car il est 10h et j’ai sommeil.
Je te réécrirai une prochaine fois en y mettant « une tartine ».
Donne bien le bonjour à ta famille. J’espère que tu as passé un
bon Noël et tu vas passer de bonnes vacances. Jacques.