In Memoriam: Jean Santé, par Robert Ollivier
Il est des êtres exceptionnels qui demeurent inaccessibles à l'influence de leur temps, restent fermés aux préjugés, aux erreurs et aux manies de leurs contemporains et suivent, sans écart et sans faiblesse la voie qu'ils se sont tracés. Dans le monde des montagnards, j'en ai connu plus d'un de cette trempe ; le plus noble d'entre eux fut, sans doute, Jean Santé, chevalier d'autrefois égaré dans un XXe siècle sans grandeur.
Amour de la beauté et de l'héroïsme, celui-ci, comme dit Guido Lammer, n'étant que l'expression morale de celle là, délicatesse infinie de sentiment, piété digne d'un croisé, culte des arts, littérature et musique, et avec cela une belle tête intelligente et énergique et une carrure d'athlète, rien n'y manquait pour faire de cet homme le prototype de l'idéal humain tel qu'on le concevait au siècle de saint Louis. Pour satisfaire les aspirations de Jean, notre époque se révélait assez pauvre. Mais, à l'horizon de son pays natal, se dressaient des murailles crénelées, des tours, des bastions, qui allaient remplacer pour lui les remparts et les donjons des seigneurs de jadis. Dans les Pyrénées il trouverait, pour exercer son énergie, l'âpre lutte contre une nature vierge et fière. Pour son âme d'artiste, se dérouleraient les visions des sites sublimes d'harmonie et de couleurs ; pour ses méditations il aurait les solitudes sereines de la montagne, ce dernier refuge des derniers chevaliers.
L'activité pyrénéiste de Jean Santé s'exerça pendant plus de vingt ans sur toute la chaîne, spécialement dans les Pyrénées occidentales où il se trouva, dès 1926, à la tête d'un mouvement parallèle à celui que conduisait Jean Arlaud dans les Pyrénées centrales, mouvement orienté vers la recherche des itinéraires difficiles et des belles escalades. Comme son camarade toulousain, il poursuivait l'œuvre d'Henri Brulle et de la Pléiade.
Le 14 juillet 1927, avec son frère aîné Gaston — un combattant de 1914 — il atteint la cime de la rude aiguille Nord d'Ansabère. C'est la quatrième ascension de ce sommet de tragique mémoire. La cordée fraternelle laisse là-haut une carte de visite « avec un pieux souvenir pour les chers camarades- disparus, Calame et Carrive ».
En 1928, nous trouvons Jean, avec Charles Fraisse et Romano Cazabonne, au Caperan de Sesque (3ème ascension) de fameuse réputation également à cette époque. Pour bien comprendre la valeur de ces courses, aujourd'hui classiques, il faut avoir connu l'ambiance particulière de ces expéditions d'autrefois, où le pyrénéiste avait le sentiment d'affronter de terribles adversaires quand il s'écartait un peu des voies normales faciles. L'esprit qui régnait dans les milieux montagnards de l'époque était loin d'encourager les novateurs ; lorsqu'ils partaient pour une simple escalade ils se voyaient assaillis par une foule de collègues qui cherchaient à les en détourner en leur traçant un tableau effroyable des difficultés qui les attendaient. Ils avaient l'impression de courir au suicide. « Quel courant à remonter, s'écriait Charles Fraisse, dans un article sur le Capéran, depuis les récits fantastiques de ceux qui sont déjà passés ». Et Fraisse lui-même ne peut se défendre d'un romantisme assez sombre, quand il raconte ses impressions sur l'ascension. Oui, quel courant à remonter, mais Jean Santé, pourtant sensible et imaginatif, mais armé d'une volonté de fer, s'emploie avec énergie à le remonter ce courant. Et non seulement il arrive à vaincre les difficultés plutôt morales que physiques, des courses de cette époque, mais encore il progresse peu à peu dans l'art de l'escalade et affronte des obstacles d'une valeur objective de plus en plus sérieuse. Le 15 août 1928, première ascension du Pènemédaa par le nord-est avec Fraisse et Romano. Jean franchit deux dalles très difficiles.
Le 25 juillet 1929, comme de Castelnau conquit sa Meije et Brulle son couloir de Gaube, Jean conquiert son aiguille : la quatrième Pointe de l'Ossau, la légendaire « Pointe Anonyme ». Et, en digne descendant des chevaliers d'autrefois, il inscrit sur le sommet les raisons de son exploit : « Pour Dieu et pour ma dame ! »... Il était fiancé.
Quelques semaines plus tard, il accomplit, pour ouvrir une nouvelle voie à son aiguille, la première ascension du couloir Pombie-Suzon. Avec lui grimpent Cames et Romano. Cette fois il s'agit d'une véritable grande course. Bien avant qu'on ait jamais entendu parler aux Pyrénées, de la méthode dolomitique, les trois compagnons enfoncent quantité de ferrailles dans les parois. Ils franchissent de durs surplombs, agrippés à des broches à rideau. Le couloir demeurera l'une des plus rudes courses rocheuses des Pyrénées.
Peu à peu les jeunes Palois, entraînés par l'exemple, suivent les traces de Jean.
Le 11 juillet 1933, cinq jeunes gens fondent, à Lourdes, le Groupe Pyrénéiste de Haute-Montagne. Jean y adhère aussitôt avec enthousiasme. Les fondateurs l'accueillent avec joie, car cette adhésion est une consécration du jeune groupe. Plus tard, Jean en deviendra le Président très aimé et admiré.
Le 15 juillet, le Couloir de Gaube est gravi par des membres du Groupe. L'année suivante, Jean y va à son tour, avec son frère Gaston et moi-même. Et dans quelles conditions ! Les deux frères avaient des occupations très absorbantes. Nous partîmes deux de Pau un samedi à 7 heures du soir. Nous marchons une partie de la nuit, dormons deux heures, repartons bien avant l'aube. La rimaye est franchie à 5 h 25, le sommet de la Pique-Longue atteint à 10 h. 15. Nous étions de retour à Pau le soir, 26 heures après le départ. Et combien de courses Jean Santé, à qui un métier fatigant laissait peu de loisirs, n'a-t-il pas mené à bien dans un laps de temps aussi court, présentant en cela plus d'une analogie avec le célèbre Marchoucrève, alias Ledormeur ? Combien de fois, revenant à minuit, le samedi soir, d'un voyage d'affaires, notre Jean se trouva-t-il debout, et plein d'entrain, le dimanche matin à quatre heures ?
Et cependant, la plupart des grandes courses des Pyrénées occidentales, il les a faites, les terminant parfois tard dans la nuit, après avoir marché une bonne partie de la nuit précédente et après être parti le matin sous un ciel encore bien étoilé : Mont-Perdu par le nord, arête de Casterillou (4ème ascension), arête Nord-Ouest du Balaïtous (5ème ascension), face Ouest du Petit Pic d'Ossau (2ème ascension) avec descente directe de La Fourche par le Nord, première ascension directe du Col Jean Santé par le Sud, voies nouvelles diverses à l'aiguille Jean Santé, première ascension hivernale du Petit Gabizo, etc... Je ne puis énumérer ici qu'une bien faible partie de ses ascensions.
Excellent chef de cordée, compagnon idéal, d'un cran à toute épreuve et d'un enthousiasme communicatif, camarade charmant toujours prêt à se dévouer, Jean était d'un commerce aussi agréable, aussi intéressant à la ville qu'à la montagne. Très cultivé, collectionneur et bibliophile d'un goût très sûr, adorant la musique, il savait, secondé par une compagne en tout point digne de lui, convier ses amis à des réunions d'une cordialité exquise, où la montagne, comme de juste, dominait toujours les débats. Heureux souvenirs d'un temps, hélas, bien révolu. Dans le petit salon décoré de vieilles estampes, orné d'une bibliothèque où s'alignaient les œuvres les plus rares de la littérature pyrénéenne, que de vieux camarades se sont assis, heureux de se retrouver et de parler des choses qu'ils aimaient, et qui, un jour, ont disparu à jamais, laissant des places vides qui nous serraient le cœur. Quel vide immense, maintenant que tu n'es plus là, mon pauvre Jean. Et je pense surtout aux êtres chers qui faisaient la joie de ton foyer, à ta famille qui t'aimait tant et dont tu méritais si bien l'amour et l'estime. Quant à nous, tes amis, nous essaierons de nous consoler, en songeant que le destin a exaucé tes vœux les plus chers de ton âme ardente : mourir pour la France, mourir en montagne.
R. O. Bulletin Pyrénéen n° 235, 1940
Ndlr : Une plaque, dédiée à Jean SANTE, tombé glorieusement à Abriés (Hautes-Alpes) le 22 juin 1940, est située devant la Chapelle Notre Dame des Neiges à Gourette. Une autre plaque, déposée par le GPHM à proximité du sommet de l'Aiguille que l'on disait alors Anonyme à l'Ossau, commémore la première visite de ce sommet le 4 septembre 1927, par Jean Santé, en rappel depuis la Pointe d'Aragon.