Les Rescapés de Malarode
- « A partir de dorénavant, je t’interdis toute sortie !! »
La phrase de mon père claque comme une gifle. Elle n’est
agrémentée d’aucune restriction, n’admet aucune réplique
ni explication, encore moins de négociation. C’est une
interdiction absolue.
Je n’ai plus qu’à aller me coucher la tête basse, la mine
renfrognée, indemne toutefois de certaine terrible raclée
qui pouvait être le lot du fautif quand il était «jeune».
Maintenant que j’ai 17 ans depuis quelques semaines je
suis un grand qu’on ne touche plus.
Cette sanction que je trouve en mon for intérieur
disproportionnée avec l’événement me semble à l’évidence
impossible à assumer. A moins de m’enfermer, éventualité
qui n’a pas été évoquée.
La scène se passe dans le grand hall de la villa El Patio
que toute la famille Ollivier vient d’investir après la
mort quelques mois auparavant de notre grand mère, la
mère de notre père, Blanche, qui habita cette austère
demeure durant une vingtaine d’années.
Tant qu’il fait jour une verrière éclaire cette immense
pièce froide et sévère à la hauteur de plafond démesurée.
Le soir elle devient triste, voire sinistre, avec son
lustre central surchargé mais à l’éclairage chiche. Et
nous sommes le soir. Toutes les pièces de la maison «donnent»
sur ce hall central, d’où le nom gravé au fronton de la maison,
au-dessus de l’entrée, maison sise 7 avenue de Lons à Pau
dans un jardin orné d’un grand cèdre bleu et d’une roseraie
circulaire.
Lorsque je pénètre dans cette pièce entre 22h30 et 23 h après
avoir déposé mon vélo et mon sac de montagne au garage et
monté l’escalier qui conduit à la cuisine, je trouve mes
parents debout dans un coin, l’air préoccupé et sévère,
surtout mon père qui a vraiment sa mine des mauvais jours.
Ma mère semble soulagée, mais reste silencieuse. Le reste
de la maisonnée est au lit, à l’abri des foudres paternelles.
Comme bien trop souvent, mes parents ont dû s’engueuler une
fois de plus. J’en fus sans doute le détonateur, mais des
détonateurs il y en avait tous les jours.
Cette ambiance lourde me replonge brutalement dans cette
réalité quotidienne qui me pèse.
Aujourd’hui, avec mon ami Hervé, nous avons vécu un grand
moment de liberté et donné nos premiers coups d’aile de
réelle indépendance. Mais pourquoi avoir réintégré le
domicile familial à cette heure tardive qui déclencha
l’ire paternelle ? Hervé de son côté a subi lui aussi
une sanction analogue à la mienne.
Ah ! les mauvaises fréquentations !
Voilà un an que j’ai quitté le Collège de l’Immaculée Conception à Pau pour préparer au Lycée Louis Barthou ce que l’on appelait à l’époque le «premier bac», que je viens de réussir en septembre. J’ai laissé au collège un art de vivre qui me convenait et quelques bons camarades. Parmi ceux-ci Henri Abadie, avec lequel je suis resté en relation bien qu’étant dans un autre établissement. Nous étions coutumiers de longues conversations, entre deux cours au moment de la récréation. Parmi tous les thèmes de discussions que nous abordions tout en marchant entre les platanes séculaires de la cours de récré des «grands» il en est deux qui nous tenaient à cœur : les maquettes de planeurs et la spéléologie. (Henri devint pilote, de mon côté je n’ai pas persévéré dans la spéléologie).
Henri avait participé avec un groupe de scouts à une initiation spéléologique et m’avait transmis un croquis succinct du chemin à suivre pour explorer des grottes qu’il me décrivit comme sensationnelles du côté d’Arudy, région à cette époque inconnue de moi, à l’exception du petit rocher du Bouvier où j’avais naguère accompagné mon père et ses amis qui avaient trouvé là un sympathique terrain d’entraînement à l’escalade.
Ce croquis eut d’emblée sur moi l’effet d’une carte au trésor, le sésame qui allait me permettre de traverser une porte invisible donnant sur de nouveaux espaces et une liberté enfin conquise. Rien n’est aussi bon que ce que l’on choisit.
C’est avec mon jeune frère Pierre que je fis à vélo les premières reconnaissances au cours de l’année 58. Il accompagnait courageusement un grand frère pas toujours commode avec lui. Sans le savoir nous n’étions pas arrivés bien loin de l’objet de nos recherches et avions à cette occasion mis les pieds pour la première fois dans ce qui allait devenir plus tard Sestograd City , le paradis des grimpeurs que nous allions, Hervé et moi-même, développer plus tard. Pour le moment d’immenses ronciers défendaient l’accès au cirque rocheux et le souvenir qui me reste de ces explorations, outre la déception de n’avoir pas trouvé les cavernes, est l’impression de submersion dans un océan végétal agressif, agrémenté de vastes pierriers moussus et glissants. Echec donc.
Sur ces entrefaites, au mois de septembre 1958, ma mère croise en ville, à Pau, mon ancien camarade de classe Hervé Butel, prend de ses nouvelles et l’informe de ma disponibilité.
Hervé rentrait de plusieurs années passées dans le terrible collège de « gèzes » de Sarlat, où son père l’avait placé à la suite de ses échecs au petit séminaire de Nay (le père d’Hervé, Yves Butel, rédacteur en chef à l’Eclair des Pyrénées et bon catholique pratiquant, souhaitait qu’au moins l’un de ses enfants devienne prêtre). Depuis Nay et Sarlat je n’avais pas revu Hervé, c’est à dire depuis la fin de l’année de la Sixième au collège de l’Immaculée Conception, soit 1953. Mais depuis la maternelle à l’Institution Saint Maur, puis à l’Immaculée Conception, nous étions au cours des six années écoulées devenus de bons copains et même cinq ans plus tard il en restait quelque chose de solide. Son histoire de séminaire, qu’il présentait comme un choix personnel, m’avait paru curieuse et peu conforme à ce que je connaissais du personnage. Mais comme on me l’avait inculqué, il ne fallait jamais s’opposer à une vocation. Je m’étais donc bien gardé de l’en dissuader, tout en regrettant profondément son départ. Il n’était pas de soir où nous n’inventions quelque chose de farfelu à faire en sortant du collège et en rentrant chez nous, sa maison étant sur le trajet de la mienne…
Nous habitions en effet à trois rues d’intervalle débouchant toutes sur la route de Bordeaux, lui chemin rural Cazalis (devenu depuis une rue) et moi avenue de Lons, et malgré cette proximité Hervé se fendit d’une lettre tout ce qu’il y a d’officiel, lettre que par miracle je possède encore en 2019 :
« Mon vieux,
C’est clair, je m’ennuie, tu t’ennuies (paraît-il) ;
il serait peut-être alors possible de se revoir. Tu
connais mon adresse »
hervé butel
Posté le 24-9-1958
Pour se mettre en jambe je lui propose d’aller à la recherche de ces satanées cavernes qui me trottent dans la tête. Cette idée l’intéresse au plus haut point et nous prenons rendez-vous pour le dimanche suivant, le 12 octobre 1958. Seule condition qu’il pose : être rentré suffisamment tôt afin d’assister à l’office du soir, étant donné que le matin il ne pourrait pas assister à la messe en famille. Cette condition était exigée par ses parents. Je m’occupe du matériel, lui part en quête d’un vélo.
Dimanche 7 heures, chaussés de godillots et chacun avec son vélo nous nous retrouvons devant la maison où il habite avec ses parents, la villa Mamaïta, gardée par le «terrible» chien Gaucho (que nous faisions enrager).
C’est, sans que nous nous en doutions, le top départ d’aventures partagées durant de nombreuses années à venir.
Nous nous dépêchons donc sur la route qui allait bientôt nous devenir très familière au point d’en connaître par cœur toutes les subtilités que seuls les cyclistes peuvent percevoir, surtout les côtes !
Pau-Gan-Rébénacq-Sévignacq-Arudy. Nous ferons de façon quasiment rituelle une pause près du moulin peu avant Rébénacq où nous avions repéré une petite source dont nous goûtions l’eau chaque fois, puis au sommet du Petit Moure où une petite fontaine nous attendait à l’ombre d’un splendide néflier. Nous reprenions notre souffle en haut du Grand Moure, orné en son milieu d’un grand mur de soutènement. A Sévignacq c’était la joie de la descente débridée vers Arudy… Cette «marche d’approche» avait la vertu d’échauffer nos muscles et surtout de créer un espace, une coupure franche avec notre quotidien. Nous en ressentions un profond bien-être.
En ce dimanche 12 octobre je peux faire à Hervé les honneurs et de la route et des endroits précédemment explorés en essayant d’interpréter les hiéroglyphes de l’ami Henri.
Nous passons ainsi beaucoup de temps à fureter, interroger. Henri n’avait pas nommé les cavernes, ce qui ne simplifiait pas nos recherches. On nous envoyait bien vers la grotte Saint Michel, la grotte d’Espalungue, et même la grotte de Poeymaü près de la Fonderie, sites connus du fait de leur intérêt archéologique et dans le périmètre immédiat de la petite ville… mais tout cela ne correspondait pas du tout à la description que m’en avait faite Henri, ni aux indications de son précieux «crobar». Or, sans le savoir, nous nous en étions approché au plus près lorsqu'un chemin nous amena en vue du Cirque d'Anglas, déjà entr'aperçu quelques mois auparavant avec mon frère (voir plus haut).
De fil en aiguille et par éliminations successives nous décidons d’explorer une zone relativement éloignée d’Arudy, du côté de la route du Bager.
Nous abandonnons les vélos et nous lançons à travers prés et bois dans la direction qui nous paraît la meilleure, mais sans trop d’illusions tout de même. J’ai bien amené la carte dite d’Etat Major de la région. Son graphisme en noir et blanc est rustique, elle est au 1/50000 ème, d’après la carte au 1/80000, révision de 1900, sans courbes de niveau et avec mise à jour partielle de 1955. Très partielle, oui, et approximative, voire fausse. Et d’aucun secours pour nous. Elle a cependant le mérite inestimable et involontaire de transformer une simple randonnée en exploration aventureuse. Parenthèse : sommes-nous plus heureux aujourd’hui, bardés de cartes de précision, de GPS et tout le toutim ??
Notre imagination sait pallier les insuffisances des vieux grimoires, mais ces dernières nous mettent présentement en rage. La journée s’allonge et les cavernes vont m’échapper une fois de plus. C’est à désespérer. Hervé reste zen.
La providence – ou la fatalité ? – veut que nous rencontrions un chasseur pour lequel la journée était terminée et qui rentrait chez lui. A tout hasard nous l’interrogeons et il nous confirme qu’il y a bien des cavernes à proximité et nous fournit quelques précieuses indications.
Et nous avons tôt fait de découvrir une sorte de vallon magique, à la sérénité préhistorique. Nous sommes tout de suite envoûtés par le calme des lieux. C’est un endroit encaissé et humide, isolé du monde. Le sol est jonché de pierres recouvertes de mousse, et entre les pierres poussent de grandes fougères scolopendres d’un vert presque fluorescent. Des arbres tamisent la lumière. Le silence est profond. Notre quête n’a pas été vaine. Trouver un endroit pareil nous satisfait déjà pleinement. Et sur peu de distance nous découvrons bientôt les entrées de deux cavernes. La plus au sud offre un grand porche, et la seconde sur le versant opposé et en contrebas possède une entrée plus discrète (aujourd’hui fermée pour cause de fouilles archéologiques).
Satisfaits et heureux d’avoir enfin atteint au but, nous nous ménageons une pause sous le porche de la grande caverne afin de faire honneur aux frugales victuailles. Ces petits pique-niques sauvages et rustiques, assis sur des cailloux en devisant de choses et d’autres, parfois devant un petit feu par temps de grand froid ont toujours fait notre régal. Un Opinel, un bout de pain et une boîte de Criquasâ (sardines à la tomate espagnoles) nous comblaient de félicité et nous mettaient de la meilleure humeur du monde.
Quand nous avons terminé, l’après-midi est déjà entamé et nous tenons absolument à explorer les grottes. Nous coiffons les casques folkloriques dénichés à la cave ou au grenier de nos domiciles et que nous avons équipés d’une lampe frontale. Pour le reste nous sommes habillés très classiquement, comme pour une randonnée en plein air. Tant pis pour l’argile qui va les maculer. Pour nous la terre ce n’est pas sale.
Nous avons tôt fait de parcourir la galerie qui prolonge le grand porche sous lequel nous avons déjeuné. Un peu d’escalade agrémente l’exploration qui s’avère un peu décevante, car trop courte à notre goût. Nous cherchons bien à nous faufiler dans diverses chatières, mais aucune ne possède de prolongement intéressant. C’est une caverne d’archéologues et non de spéléologues. Peu importe, nous savons qu’il y en a une autre non loin de là.
Et de nous précipiter vers ce nouvel eldorado. Que peut-il nous réserver ? Notre impatience est grande et nous nous engouffrons sous le petit porche qui donne accès à un couloir riche de promesses. L’atmosphère est beaucoup plus confinée que dans la caverne précédente et l’air à l’odeur de cave semble tiède par rapport à l’extérieur. Nous débouchons très vite dans ce qui nous semble une somptueuse salle, ornée de concrétions, d’une grande stalagmite et de multiples diverticules que nous explorons un à un. Nous sommes tout à notre fièvre de la découverte et, comme on dit, nous ne voyons pas le temps passer. Pour comble de fortune (ou d’infortune !) nous finissons par tomber sur «la» curiosité de cette caverne : une large fissure qui livre passage … dans le plafond d’une autre salle, en contrebas. Henri m’avait en effet signalé cette particularité et m’avait expliqué que lui et ses compagnons avaient utilisé des échelles souples de spéléo (à cette époque les jumars et autres pinces bloquantes n’existaient pas). Ce pourquoi j’avais emmené du «matériel» emprunté à la panoplie paternelle. Ce matériel se limitait à un bout de corde de 8 mm en chanvre, utilisée pour les rappels quand elle était neuve et entière. Et sitôt la corde fixée à une grosse stalagmite et lancée dans le vide nous nous laissons glisser en toute innocence jusqu’au plancher argileux qui présente une forte déclivité vers le fond de la cavité. Comme nous l’avons fait à l’étage supérieur, nous furetons partout dans l’espoir de trouver d’autres curiosités, d’autres salles. Nous faisons ainsi plusieurs fois le tour de cette petite salle, rampons dans le moindre boyau, grimpons vers tout ce qui semble indiquer l’amorce d’un passage et déçus, sommes obligés de constater que l’exploration s’arrête là, que cette cavité «ne continue pas».
Et dans un sens il valait mieux. Excités comme nous l’étions, possédés par le démon de la découverte, nous aurions sûrement poursuivi en toute inconscience. Le coup d’arrêt à notre exploration nous ramène brutalement à la triste réalité : il est tard, et je fais remarquer à Hervé qu’il va y avoir comme un problème pour arriver à temps à l’office religieux du soir – celui de Pau évidemment. Mais, toujours pratique, Hervé me fait remarquer qu’il existe au moins une église à Arudy, et que de cette façon il peut tenir la promesse faite à ses parents. Nous en éprouvons un profond soulagement pour nos petites consciences un instant perturbées, et remontons la pente de glaise jaune et glissante afin d’attraper la corde qui tombe en fil d’araignée depuis le plafond. Jusque là nous sommes sereins et sûrs de notre affaire. Je démarre le premier. La corde est fine et très glissante, couverte d’argile humide. Je fais deux mètres, puis glisse derechef le long de la corde et reviens au point de départ. Je suis pourtant le meilleur de ma classe à la corde lisse, b… ! Je repars, bien décidé à vaincre l’obstacle, m’élève un peu, puis sens mes bras me trahir. Plus de force ! Nous nous sommes dépensés pendant des heures depuis notre petit pique-nique et en payons le prix maintenant. Je suis victime d’une très classique «fringale», calamité bien connue des cyclistes. Et ici nous n’avons rien à manger.
Je laisse donc la main à Hervé, qui possède plus de réserves, en même temps qu’un doute commence à se faire jour en moi. Cette mince ficelle qui doit nous permettre de sortir de ce piège ne m’inspire pas confiance. Trop fine elle ne permet pas une bonne préhension par les mains. En outre, couverte de terre, elle n’offre presque aucune adhérence, autant vouloir se cramponner à un lacet de chaussure (Nous ne savions pas à l’époque qu’un bon lacet de chaussure pouvait être transformé en outil de progression grâce à un nœud de Prussik !).
L’inquiétude me gagne. Nous confectionnons un gros nœud à environ deux mètres au-dessus du sol de façon à bloquer les pieds à ce niveau et pouvoir récupérer pour continuer. Pendant que je reprends progressivement des forces et me concentre sur l’entreprise à venir – cette fois plus question de rigoler – je fais une courte-échelle à Hervé qui grimpe sur mes épaules pour ensuite prendre pied sur le nœud. La glaise gluante couvre les chaussures et l’empêche de bloquer correctement la corde avec ses pieds. Il reste un long moment sur le nœud, puis, reprenant sa respiration il entame la difficile progression vers le haut. Fort comme il est, il parvient à bloquer la corde fuyante entre ses chaussures et à remonter ainsi centimètre après centimètre. Le plus dur est de conserver l’altitude gagnée en se cramponnant avec les mains à la cordelette terreuse. Je n’ai qu’une peur, c’est de la voir lâcher prise et revenir au point de départ, ou pire tomber et se faire mal. Ce qui signifierait qu’il est pratiquement impossible de remonter de ce trou à rat par nos propres moyens. A part le chasseur anonyme, personne ne sait où nous sommes, et si nous ne trouvons pas de solution, combien de temps allons-nous moisir dans cette cave. Car maintenant, finie la poésie et le romantisme amoureux de la nature. Le lieu ne paraît plus sympa du tout, il évoque par trop les oubliettes des châteaux médiévaux, des sinistres culs-de-basse-fosse ! Pour un coup d’essai voilà un coup de maître ! La honte en plus si on nous trouve avant que nous ne devenions des tas d’os.
C’est qu’il s’en passe des choses dans la tête lorsque l’adversité s’en mêle. Bon, essayons de positiver comme on dit facilement aujourd’hui. En silence, bien que soufflant comme un phoque, Hervé parvient mètre par mètre et au bout d’un long moment, grâce à une reptation verticale laborieuse, au point où la corde frotte contre le rocher du passage qui s’ouvre dans le plafond de la caverne, passage en léger oblique par rapport à la verticale de la corde. A la difficulté de la progression s’ajoute maintenant celle de saisir la corde plaquée inexorablement contre le rocher par le poids du grimpeur. D’en bas je vois l’ombre d’Hervé projetée sur le plafond s’agiter frénétiquement, et m’attends à chaque instant à le recevoir sur la tête. Enfin, ô miracle, il disparaît dans la chatière et m’annonce avec un ton un rien laconique que je peux me préparer à le suivre, qu’il n’y a pas de problème !… Alors pourquoi trois quarts d’heure pour gravir quelques mètres ?
A moi donc maintenant. Sans courte-échelle. Le gros nœud confectionné à deux mètres au-dessus du sol s’avère une bonne idée. Outre le fait qu’il permet de se reposer, il donne à bon compte le sentiment que l’on a décollé et que l’affaire est presque dans le sac. Quoique… De là, la perspective plongeante vers le bas de la cavité est saisissante. On a l’impression d’être perché très haut, et ce d’autant plus que la faible lumière de deux petites bougies allumées que nous avons plantées dans l’argile au bas de la pente accentue l’effet de vide et de profondeur. La corde amorce tout de suite un mouvement pendulaire et circulaire à la fois, parfait pour admirer sa propre ombre fantomatique courir sur les murs de notre prison, mais très mauvais pour la concentration ! Cependant, profitant de l’expérience d’Hervé et de ses conseils je parviens assez rapidement à la chatière. Car j’ai eu le temps de retrouver des forces, une grosse motivation et le temps aussi de m’imprégner de la technique à utiliser pour progresser durant les longues minutes d’angoisse à regarder les évolutions improbables d’Hervé, accroché à ce fil d’araignée précaire. Et comme lui je suis bloqué à l’entrée de cette fichue chatière, à cause de la corde quasiment insaisissable. Le rocher n’offre aucune prise et les pieds, s’ils abandonnent la corde sont dans le vide. Si près du but, mais si près de lâcher prise. Un rapide coup d’œil vers le bas est très dissuasif : là-bas tout au fond elles semblent bien loin les deux petites bougies à la lueur tremblotante et je nous maudis d’avoir laissé ces deux témoins de notre lamentable performance qui ajoutent une touche dramatique à notre situation.
Dans un effort surhumain de tout le corps j’arrive à saisir la corde et à m’engager dans la chatière. C’est tout pantelant que je m’assois à côté d’Hervé pour reprendre mon souffle. Pour nous le plus dur est fait maintenant, nous sommes sauvés et nous pouvons commencer à plaisanter de notre aventure, à nous moquer de nous-même comme nous savons si bien le faire au détriment de tout un chacun. Notre humour est corrosif et non exclusif, surtout celui d’Hervé qui a été à bonne école avec son frère aîné Henri.
Lorsque nous sortons de cette caverne d’enfer c’est le noir complet dehors. Adios la messe !
Il est plus de neuf heures du soir. La sérénité et le calme du magnifique défilé préhistorique nous inciteraient presque à passer la nuit dans cet endroit en rêvant à ses habitants de jadis, qui, selon une tradition tenace, traînaient les jolies femmes dans les cavernes en les tirant par leur chevelure que nous imaginions opulente …
Mais nous ne sommes pas comme certains, qui dans un passé lointain préférèrent coucher à l’hôtel plutôt que de regagner courageusement leur logis, malgré l'heure tardive (1).
Commence alors la course éperdue vers les vélos, le casque sur la tête, guidés par l’éclairage approximatif des lampes frontales aux piles fatiguées, tout en grignotant du chocolat et des raisins secs pour nous sustenter avant d’enfourcher nos coursiers. Nous traversons bosquets, ruisseaux et prairies sous un ciel noir tout piqueté d’étoiles.
Pour ne pas perdre de temps nous gardons les sacs sur le dos. Mauvaise pioche, car ils gênent pour pédaler. Sur la route nos frontales agonisantes ne nous sont plus d’aucune utilité, et les vélos ne sont pas munis de phare. Nous nous guidons au léger contraste qui existe entre le bitume et le bas-côté herbeux. Tour cela est bel et bon, jusqu’au moment où je manque de peu d’emboutir le parapet d’un petit pont plus étroit que la route à l’entrée d’Arudy ! Ce pont est toujours là, en l’état de 1958, tel qu’on peut le voir en revenant du Bager, peu avant les laminoirs à froid. Piège pour cycliste mal éclairé.
Après la traversée d’Arudy, la voie s’élargit et permet toutes les divagations vélocipédiques ! Nous redoutons néanmoins un obstacle imprévu, et surtout invisible, qui viendrait mettre un terme à notre véloce chevauchée. Car, malgré la journée bien remplie il ne nous faut guère plus d’une heure pour rallier Pau d’une traite. Un petit «coup de cul» côte Marca et Place Gramont et nous nous séparons devant la villa Mamaïta, en souhaitant naïvement que les parents n’auront pas trop remarqué ce que nous estimons être un léger retard. Après celui que nous avions risqué, nous nous sentions presque à l’heure et tout nous semblait rentrer dans l’ordre …
Ce qui ne fut pas l’avis de tout le monde, comme on a pu le voir.
- Adios Hervé, à la prochaine !
- Adios, Jean-Marie.
Car nous pensions bien qu’il y en aurait des prochaines, le plus possible, et pour longtemps.
(1) Voir Le Premier Exploit http://www.pbase.com/image/52397164
Malgré les interdits nous continuâmes à explorer cavernes et gouffres.
Mais la lumière nous manquait et un jour nous avons choisi le soleil.
Une chanson illustre ce changement de cap.
Renaissance
Il y a bien longtemps,
Au moins deux à trois ans,
L'Homo Sestogradist,
S'étant trompé de piste
Etait allé tout droit
Sous ces auvents étroits
Où le Cro-Magnon Man
Etait resté en panne.
Il a rampé ainsi,
Couché ou bien assis,
Dans des boyaux profonds,
Des cavernes sans fond.
Et lorsqu'il ressortait
Par la porte d'entrée,
Hâve, blême, terreux,
Il se croyait heureux
Un jour ces traîtres trous,
Juste faits pour les fous,
Faillirent, peu s'en faut,
Et tels des animaux,
Garder dans leurs entrailles,
Au fin fond d'une faille,
L'Homo Sestogradist
Un si bel artiste !
Ne pouvant remonter,
Absolument crevé,
Le fil fin et ténu
Quand même qui l'eut cru ?
Liant sa destinée
A toute l'humanité…
Courage et désespoir
Il lutte dans le noir.
Réunissant son corps
Il escalade alors,
Et mêle sa sueur
Au rire de la peur
Qui le fait grimacer
Et de ses dents grincer.
Il chante de douleur
Sur l'abîme vengeur…
Suprême désespoir
Il a vaincu le noir !!…
Dès lors il a compris…
Au jour, tout ahuri,
Il trouve cette fois
De la confiance en soi,
La voie digne de lui.
Laissant silence et nuit
Il s'élève bientôt
Droit vers le ciel, bien haut…