Au bivouac, lors de la première ascension du dièdre Butolli.
Dont voici le récit :
Le dernier «Grand Dièdre» d’Ansabère
(Voie Butolli), par J. Ollivier
«Néocide» - notre moto - tangue, bondit, chasse, dérape, chauffe et grince éperdument mais elle arrive. Pauvre vieille, il y a longtemps que tu devrais être à la retraite et voilà ce que nous te faisons faire !… Vieille mais pas fatiguée, - pourrait-elle nous répondre -, ce n’est pas rien de porter ces deux-là avec leurs sacs d’une densité redoutable. Quant à la retraite, je tâcherai d’aviser moi-même…
Il fait beau, il fait chaud en ce doux après-midi d’automne, et c’est la première fois que nous allons entamer la montée vers les aiguilles d’Ansabère avec un temps aussi beau et une si resplendissante lumière. Nous en jouissons pleinement, et, détendus, nous arrêtons de temps en temps pour boire aux clairs ruisseaux et faire la cueillette des mûres. Ravissant et bucolique pays.
Et nous devisons tout en cheminant pour rompre la monotonie de la marche… Nous parlons de «notre» dièdre avec le ferme espoir de lui faire un sort. Il s‘est joué de nous une fois le coquin, mais nous l’avons suffisamment approché pour le comprendre et l’apprivoiser. Nous avons tout mis au point, jusqu’au hamac spécial «en peau de GI tannée» pour pallier l’insuffisance ou l’inexistence des plates-formes. Matériel testé, il va sans dire, durant toute une nuit, lors d’un bivouac expérimental, accroché à une branche d’un pommier du jardin. Il est sans doute bon d’évoquer avec nostalgie les bivouacs sur étriers, les soirs d’hiver à «Sestograd» au coin de la cheminée et devant un thé brûlant, mais lorsque le cas se présente… Notre précédente tentative, un peu trop improvisée, nous l’avait appris à nos dépens.
Le lendemain il est midi lorsque nous nous trouvons sous le «problème». De quart d’heure en quart d’heure pyrénéen… les quels quarts étaient fort sollicités par la présence de nos «azors» ventrus, les éboulis infâmes, la pierraille croulante…
Lorsque nous arrivons sous les murailles quelque chose nous intrigue. De toutes les parois de la Grande Aiguille naît et s’amplifie une sourde rumeur, un ronron diffus, ample. Des milliers de petites guêpes s’affairent le long des vastes dalles. Que peuvent-elles butiner sur ces rochers arides où même les lichens se refusent à pousser ? Autre question : est-ce que ça pique ? La suite nous prouva que non…
Après bien des politesses réciproques, c’est Hervé qui attaque, gagne un mètre et zip ! retourne à son point de départ. Féroces ricanement du second moelleusement allongé sur le sol, entre sac et veste en duvet. Hervé repart et cette fois est la bonne. Une dalle que même « l’empereur du gratton » ne renierait pas, une traversée où la seule grosse prise part en morceaux, mènent à un surplomb qui ne succombe que grâce à une lourde artillerie. C’est long et pénible pour l’homme de tête. Le second de cordée, compréhensif, accompagne les halètements précipités du leader aux prises à forte partie. Mais il en sortira, le misérable, et fini de se prélasser sur d’énormes terrasses ; fini, car il faut maintenant se «fourrer dans le truc » dont la verticalité, voire le surplombant, n’ont d’égaux que le manque de plates- formes confortables. Aussi, pas question de se précipiter, nous ne sommes pas des masochistes ; il faut économiser ses forces. Arrivé au piton, on se fait soigneusement bloquer par la corde, on installe le plus d’étriers possible (ce qui, de toute façon, ne fait pas beaucoup), on s’assied, et, bien calé, on sollicite les pitons à coups de marteau mesurés, sans excitation inutile. Ils viendront d’ailleurs très bien, et, à une ou deux exceptions près, la crise ne sera pas déclenchée. Pour cette longueur-là du moins. Ô sueurs froides du premier de cordée, il est tout de même doux de penser que vous vous transformez en subtile félicité du second !
Nous retrouvons le misérable bivouac de la première tentative. Certains souvenirs nous incitent à continuer au plus vite. Au-dessus, cela va mieux, nos pitons sont en place. A l’est, l’horizon s’allume sous des éclairs géants. Espérons que l’orage se trouve bien où il est. Ici c’est calme et le soleil couchant projette l’ombre immense de l’aiguille sur une vaste mer de nuages qui a envahi la vallée.
Maintenant le second de tout à l’heure va voir un peu devant ce qu’il se passe. Il s’agit de trouver la «couche». Plus c’est raide mieux cela vaut pour le siège-hamac. Mais il faut tout de même penser à celui qui n’en a pas et avoir la possibilité de s’organiser. Un surplomb. Heureusement il paraît que les « gros bras » sont là, alors tout va bien. Plus haut, le terrain se civilise, mais les plates-formes sont dérisoires. Encore plus haut, un bloc instable, bizarrement coincé, constitue la plate-forme. La nuit qui tombe à toute vitesse fait taire notre manque de confiance dans la solidité des lieux. Et chacun de s’affairer à qui mieux-mieux pour pouvoir enfin dormir. La nuit est si courte.
C’est ainsi que je me vautre bientôt avec un plaisir mal dissimulé dans mon aérienne demeure. Suspendu comme un sac de chiffon à un mur. Quel mal pour s’introduire dans le siège, avec duvet, cagoule, pied d’éléphant et tout le reste ! Hervé s’active maternellement pour mettre au dodo une sorte de momie mal articulée. Lorsqu’elle est enfin en place, la momie transpire de façon incroyable et cherche un second souffle qui ne vient que tardivement. Pendu en plein vide à un seul piton, une « queue de vache » assez symbolique passée autour du sac de couchage (grave erreur), je tourne le dos à Hervé qui partage le festin. Et c’est un vrai régal. Cette fois nous n’avons pas lésiné sur la quantité. Nous ne tenons pas à mourir de faim comme une certaine fois passée. Repu et satisfait, je sens une douce somnolence me gagner alors que je fume la pipe du soir en comptant les étoiles et que mon compagnon s’installe au-dessous de moi, en position équivalente, mais sur le bloc coincé. Nuits exceptionnelles, qu’il fait bon vous distiller. Dans ces conditions-là évidemment.
Nous nous endormons rapidement. Mais brusquement, au cours de cette nuit si rare, je me réveille en sursaut et jette un coup d’œil circulaire. Un instant je n’y suis plus. Le sommeil, profond sans doute, m’a fait complètement oublier ma situation ; je me trouve tourné de telle sorte que rien de réel n’accroche mon regard, je suis comme suspendu en plein ciel. La lune s’est levée depuis longtemps et baigne une immensité à peine voilée de légères brumes. Au-dessous de moi, le vide ; en me tordant le cou vers le haut, un jaillissement de calcaire blanc couronné de surplombs noirs me saute aux yeux. Ces visions, mélange de douceur et de sauvagerie, font osciller un instant mes sentiments. La solitude totale, le silence minéral inquiètent un peu mon moi instinctif. Finalement, je me trouve pleinement heureux d’être ici ; les nuées laiteuses de la lune nous soutiennent et les surplombs noirs nous protègent. Je rabaisse le capuchon de la cagoule et me rendors.
A mesure que la nuit s’allonge je me réveille plus souvent. Régulièrement des cailloux tombent de la petite Aiguille et rebondissent longtemps dans le pierrier. Hervé se plaint du froid et je commence à trouver certains inconvénients à ma positions statique. Un éperon rocheux me tord le corps et provoque le glissement d’une bretelle du siège ; l’épaule qui soutient tout commence à ressentir une douleur qui devient vite lancinante. Les abdominaux, tordus dans tous les sens, sont pris de crampes. Mais tout cela ne nous empêche pas de faire la grasse matinée. Après un petit déjeuner copieux, pris sous la caresse du premier soleil, nous pouvons reprendre nos activités avec un moral tout neuf.
Nous sommes bientôt au pied du plat de résistance de la matinée. Mes bras se nouent à la seule idée de tous les pitons qu’il va falloir planter. Heureusement, de belles fissures, surprenantes pour du calcaire, sont là et excitent le mauvais génie pitonneur qui habite tout grimpeur.
Le premier piton, posé le plus haut possible, rentre facilement. J’entends encore sonner le second dans le rocher, quand, bras et jambes écartés, sans esquisser le moindre geste, je file vers le bas et écrase Hervé, occupé à ranger les cordes. Quelques égratignures, des bleus et une certaine émotion.
Je remonte jusqu’au piton et frappe furieusement dessus ; il doit, aux dires d’Hervé, se demander ce que je lui veux. L’énorme broche disparaît presque complètement dans la fissure. Satisfait, je poursuis la lente progression, l’esprit plus tranquille. Pitonnage fatiguant, long et monotone. Impression démoralisante qu’on ne finira jamais. Après chaque clou, timide tentative pour partir en escalade libre, et chaque fois je suis repoussé. A la longue cependant, Hervé rapetisse sur la plate-forme ainsi que le sac rouge tombé la nuit dernière sur les terrasses médianes. Et les brins d’herbe qui frémissent au vent, là-haut, on va pouvoir bientôt les cueillir.
Enfin, ça y est. Installé le mieux possible je fait monter Hervé. Pendant ce temps, une petite boule de plumes grise et rouge, à long bec fin, vient sautiller familièrement sur les sacs et me regarde d’un œil curieux ; elle à l’air très intrigué de trouver ici ces spécimens lourdeaux qu’elle n’a jamais vu sans doute qu’au fond des vallées. Au-dessous, c’est un colossal gypaëte qui vient voir Hervé, et qui passe avec un « bruit de pétrolette » dans un grand courant d’air.
Surplombs partout maintenant, sauf à droite. Il faut traverser sur une dalle qui met à l’aise ni le premier, ni le second. La sortie est essoufflante, mais grande est la joie d’arriver sur un terrain plus hospitalier. Nous dominons l’Epaule et de douces banquettes herbeuses nous invitent au repos. Hervé croit même que c’est fini et qu’il n’y a qu’à se laisser descendre sur les éboulis tranquilles. Un petit mur rébarbatif l’en dissuade, et nous nous trouvons ensuite au pied d’un éperon de roche pourrie qui nous paraît terrifiant. De lourds nuages noirs se sont accumulés et il commence à pleuvoir. Avec l’état d’esprit d’un condamné à mort, j’entreprends l’escalade de l’arête. Heureusement qu’il y a le sommet au bout, il fera office de carotte. Le passage n’est pas très difficile, mais aller de points d’appuis branlants en points d’appuis branlants tue les nerfs. La « machine à coudre » se met de la partie, les pieds glissent ; une prise qui avait tenu pour la main droite se rompt sous le pieds gauche ; et pour le reste des feuillets qui craquent. Dès que l’inclinaison s’abaisse, je bondis et me rue furieusement vers le sommet. La corde déclenche une mitraille infernale dont les impacts encerclent Hervé, sans mal heureusement.
Le sommet. Ansabère, aiguille prestigieuse, nous pouvons faire maintenant des cabrioles sur ton faîte ! La pluie s’est arrêtée, un vent glacé balaye la pointe solitaire. En dépit des horizons tout noirs et chargés d’eau, nous hurlons de joie à qui mieux-mieux. C’est la première fois qu’Hervé foule cette aiguille, et le faire par un chemin nouveau n’en est que plus agréable. Nous lisons ensuite tranquillement les cartes de visite, griffonnons quelque chose et posons le rappel dans la gorge sinistre, sous le jour qui tombe…
Sestograd, septembre 1965.
JEAN OLLIVIER
Paru dans "Altitude" n° 41, année 1965